La crucifixion blanche (détails). Marc Chagall, 1938. Huile sur toile, 155 x 140 cm. Art Institute of Chicago (WikiArt).
5. Une croix à contempler
Rodolfo Felices Luna | 29 mai 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Nous avons vu précédemment que saint Jean a choisi de donner une ampleur cosmique au récit de la mission de Jésus de Nazareth et qu’il a composé ledit récit comme un livre de signes réalisés par Jésus pour appeler à la foi. Les signes sont donc triés sur le volet et placés à des endroits stratégiques dans la narration pour guider lectrices et lecteurs vers une foi en Jésus plus accomplie : nous « suivons » Jésus au fil de la narration pour « mieux voir », comme les premiers disciples. En dernier, nous avons appris que l’élévation de Jésus en croix est le septième signe, le signe parfait. Il nous reste à voir en quoi le fait de regarder la croix pourrait nous amener à une meilleure compréhension de Jésus, ce qui est le but des signes dans le quatrième évangile.
Dans les trois premiers évangiles, Jésus annonce sa passion et sa résurrection, peu avant de partir vers Jérusalem (Mt 16,21-23 ; Mc 8,31-33 ; Lc 9,22), puis à deux reprises ensuite sur la route (Mt 17,22-23 et 20,17-19 ; Mc 9,30-32 et 10,32-34 ; Lc 9,43b-45 et 18,31-34). À chaque fois, Jésus se présente comme « le Fils de l’homme » et il est très explicite sur le fait qu’il sera rejeté et humilié, qu’il devra être abaissé et souffrir beaucoup avant de ressusciter glorieux. Les disciples ont peur et Pierre essaie même de l’en dissuader, se faisant rabrouer (Mc 8,33). Alors Jésus leur apprend que c’est le chemin de l’évangile et qu’ils doivent porter leur propre croix s’ils veulent le suivre (Mt 16,24-28 ; Mc 8,34-38 ; Lc 9,23-27). Mourir supplicié sur une croix romaine n’est pas la destinée glorieuse espérée pour le Messie attendu, ni un projet invitant pour ses partisans ; on comprend que les Douze hésitent.
Les quatre évangiles ont ceci en commun qu’ils doivent réinterpréter l’échec apparent de Jésus sur la croix. Les quatre évangélistes travaillent à montrer à leurs lectrices et lecteurs que c’est le chemin que Dieu a voulu pour notre salut, malgré le renoncement et le courage qu’un tel chemin implique. Jésus ne finit pas ses jours terrestres sur une croix païenne parce qu’il aurait échoué à sa mission, mais bien parce qu’il a réussi à être obéissant à Dieu jusqu’au bout (Mt 26,39.42 ; Mc 14,35-36 ; Lc 22,41-43). La croix de Jésus est réinterprétée comme une mort à soi pour les autres, comme un sacrifice de soi par amour pour les autres, comme le service ultime du serviteur le plus fidèle à Dieu (Actes 8,26-35 ; référant au serviteur d’Isaïe 52,13 – 53,12).
Saint Jean fait écho à cette compréhension lorsque Jésus dit à ses disciples : « Le plus grand amour que quelqu’un puisse montrer, c’est de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13, BFC) ou lorsque le narrateur nous confie : « Jésus devait mourir pour la nation juive, et non seulement pour cette nation, mais aussi pour rassembler en un seul corps tous les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,51b-52, BFC). L’annonce la plus complète de la passion en Jean se trouve développée dans une dizaine de versets vers la fin de son ministère public à Jérusalem. Il convient de citer ce passage en entier :
Jésus leur répondit : « Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perd ; mais celui qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ! Où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera. Maintenant, mon âme est troublée. Que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Non, c’est pour cela que je suis parvenu à cette heure. Père, glorifie ton nom ! » Alors une voix vint du ciel : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai de nouveau. » La foule qui se trouvait là entendit la voix et s’écria : « C’est le tonnerre », tandis que d’autres disaient : « Un ange lui a parlé. » Mais Jésus reprit : « Ce n’est pas pour moi que cette voix s’est fait entendre, mais pour vous. C’est maintenant le jugement de ce monde ; c’est maintenant que le Prince de ce monde va être jeté dehors. Et quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. » Il parlait ainsi pour laisser entendre de quel genre de mort il allait mourir. (Jn 12,23-33, ACÉBAC)
Le trouble de Jésus rappelle son angoisse à Gethsémani, tout comme la tentation de demander d’être épargné de cette heure rappelle la demande de ne pas boire à la coupe que le Père lui présente, c’est-à-dire les douleurs de sa passion. La mort est présentée comme un mal nécessaire qui portera du fruit, selon l’analogie du grain qui, tombé en terre, succombe pour que le nouveau plant surgisse. Les disciples sont appelés à suivre les traces du maître et donc à se rendre au pied de la croix. Surtout, l’événement de la crucifixion est introduit comme « l’heure » tant attendue du jugement du monde et du renversement des forces du mal au pouvoir ; c’est un moment de « gloire » pour Jésus, qui sera « élevé » au-dessus de tous et qui attirera tous les regards. Au lieu de déshonorer Jésus, la croix révélera sa gloire.
Comment ? Plusieurs indices laissés auparavant montrent que la croix est le lieu d’où jailliront les eaux vives promises pour régénérer croyantes et croyants en filles et fils de Dieu. Jésus avait intimé Nicodème qu’il fallait naître à nouveau d’en haut (Jn 3,3.5-7) et il avait promis à la Samaritaine au bord du puits qu’il lui donnerait une eau jaillissant en vie éternelle (Jn 4,10.13-14). Lors de la fête des Tentes, Jésus avait promis que de son sein couleraient les eaux vives de l’Esprit lors de sa « glorification » (Jn 7,37-39). L’heure venue, du haut de la croix, Jésus confie son disciple à sa mère (Jn 19,25-27), puis en expirant, son côté transpercé livre du sang et de l’eau (Jn 19,34). C’est donc au pied de la croix que tout disciple de Jésus est appelé à se rendre pour recevoir son Esprit, être engendré d’en haut, et regarder « celui qu’ils ont transpercé » (Za 12,10, cité par Jn 19,37), comme jadis les Israélites devaient lever les yeux vers le serpent d’airain élevé par Moïse au désert (Jn 3,14-15, faisant écho à Nb 21,4-9).
Le signe de la croix révèle qui est Jésus vraiment et d’où il vient, puisque c’est la nouvelle échelle de Jacob dressée entre la terre et le ciel (Gn 28,10-17, texte auquel la promesse de Jn 1,51 fait allusion), échelle qui permet à Jésus de remonter au ciel, là d’où il vient, là où il était auparavant (Jn 6,62). C’est la croix qui, au lieu de discréditer Jésus comme un faux envoyé de Dieu, révèle qu’il est toujours l’envoyé obéissant du Père : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que moi, Je Suis, et que je ne fais rien de moi-même. Non, je dis ce que le Père m’a enseigné. Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, car, ce qui lui plaît, je le fais toujours. » (Jn 8,28-29).
Contempler la croix et y recevoir notre salut, voilà une cinquième clé pour comprendre le mystère de Jésus selon Jean.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).