Philippe appelle Nathanaël. Fresque du monastère de Visoki Dečani, Kosovo (© BLAGO Fund).
2. Une invitation à suivre et à mieux voir
Rodolfo Felices Luna | 27 février 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Les quatre évangiles ont en commun de commencer leur récit du ministère de Jésus par son baptême sur les rives du Jourdain, au pied de Jean-Baptiste. Matthieu et Luc font précéder ce départ en mission par deux chapitres au sujet de la naissance du Messie. Jean introduit son récit par un prologue où il cadre le ministère de Jésus dans le plus vaste tableau de l’histoire de la création et du salut du monde : ce recadrage fournit la première clé de lecture pour découvrir Jean. Cependant, pour les quatre évangélistes, l’action commence au baptême de Jésus par Jean-Baptiste.
Jean recadre aussi le ministère de Jean-Baptiste autrement que dans les évangiles qui le précèdent. Au lieu de présenter Jean-Baptiste comme le prophète au désert qui annonce le jugement imminent par Dieu et qui prêche la repentance – dont le baptême dans le Jourdain est le signe – Jean choisit de nous présenter Jean-Baptiste comme un témoin du Christ, le premier témoin :
Il y eut un homme envoyé de Dieu ; il se nommait Jean. Il venait comme témoin, pour témoigner au sujet de la lumière, pour que tous viennent à la foi par lui. Il n’était pas lui-même la lumière ; mais il venait pour témoigner au sujet de la lumière. (Jn 1,6-8)
Du coup, son rôle de témoin prend préséance sur son rôle de prophète ou de baptiseur. Jean-Baptiste est devenu Jean le témoin : ce n’est pas rien! Cette présentation originale dirige tous les choix de l’évangéliste au sujet de ce qu’il nous raconte par la suite. Ainsi, nous ne voyons jamais Jésus se faire baptiser par Jean le témoin dans le quatrième évangile [1]. Plutôt, nous voyons Jean le témoin reconnaître qu’il n’est pas le Christ (Jn 1,19-27) et nous le voyons pointer vers Jésus comme étant l’Élu de Dieu, dès qu’il l’aperçoit (Jn 1,29-36). Bien sûr, Jean le témoin baptise sur les rives du Jourdain (Jn 1,28), mais l’évangéliste veut mettre l’accent sur le fait que Jean ne s’est jamais pris pour le Christ. Il invite même ses propres disciples à suivre Jésus :
Le lendemain, Jean se tenait encore là avec deux de ses disciples. Il fixa son regard sur Jésus qui passait et dit : « Voici l’agneau de Dieu! » Quand les deux disciples l’entendirent prononcer ces paroles, ils suivirent Jésus. (Jn 1,35-37)
Au lieu d’aller chercher ses premiers disciples parmi les pêcheurs au bord du lac de Galilée, ici Jésus les reçoit de Jean le témoin, avant de partir pour la Galilée. Jean le témoin apparaît dans le récit de Jean l’évangéliste, non pas pour baptiser Jésus, mais bien pour reconnaître et désigner Jésus comme l’Élu de Dieu (Jn 1,34) et pour pousser ses disciples à le suivre.
Le récit suivant est plein de rebondissements (Jn 1,38-51). Dans une cascade de rencontres, les deux disciples vont chercher d’autres disciples potentiels, qu’ils introduisent à Jésus. André va chercher son frère Simon-Pierre. Leur voisin Philippe suit Jésus et invite Nathanaël à le faire aussi. Ceux qui suivent deviennent à leur tour des témoins. Chacun a sa petite idée sur qui est Jésus : « Nous avons trouvé le Messie », dit André à Simon (Jn 1,41). « Celui dont parlent la Loi de Moïse et les Prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth » dit Philippe à Nathanaël (Jn 1,45). Levant d’abord le nez sur le village concurrent de Nazareth (Jn 1,46), Nathanaël de Bethsaïde finit par acclamer Jésus : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu ; tu es le roi d’Israël » (Jn 1,49).
Quant à lui, Jésus a trois choses à leur dire. La première est « Que cherchez-vous? » (Jn 1,38). La deuxième est : « Suis-moi » (Jn 1,43). La troisième est : « Tu verras des choses plus grandes que celles-là » (Jn 1,50). En apparence, ces trois leçons s’adressent aux disciples. Cependant, par-dessus l’épaule des personnages, Jean l’évangéliste s’adresse aussi à nous, ses lectrices et lecteurs. Que cherchons-nous en feuilletant cet évangile? Sommes-nous prêts à nous lever et à suivre Jésus, c’est-à-dire (du point de vue de l’évangéliste), à risquer la lecture suivie de son œuvre pour y rencontrer Jésus? Puis, sommes-nous prêts à réviser nos idées préconçues sur Jésus, à « mieux voir »? Avant de répondre « oui! » avec enthousiasme – peut-être un peu trop vite – prenons le temps de jauger ce qu’il en est.
Jean nous présente les premiers disciples de Jésus très enthousiastes et sûrs d’eux-mêmes, dès le départ. Ils semblent d’ailleurs déjà avoir pigé que Jésus est celui qu’ils attendaient et qu’ils cherchaient. Ils l’acclament comme le Messie, le Fils de Dieu, le Roi d’Israël, celui qui comble les attentes de Moïse et des prophètes… Juste à titre de comparaison, cela prend huit chapitres en Marc avant que Simon-Pierre n’en réalise autant! (Mc 8,27-30). À vrai dire, Pierre se méprend en Marc sur le sens à donner au titre de Messie/Christ ; Jésus doit encore l’instruire, notamment pour lui apprendre le chemin du service et de la croix (Mc 8,31-35). Que reste-t-il à raconter pour Jean, si les disciples ont déjà tout compris depuis le premier chapitre? En fait, tout comme dans Marc, l’enthousiasme des disciples en Jean les porte à s’imaginer qu’ils ont tout compris, alors qu’ils ne saisissent pas vraiment le sens que Dieu donne à la mission de son Fils. Jésus accueille leur enthousiasme, mais il les questionne sur leurs attentes (« Que cherchez-vous? », Jn 1,38) et il leur promet de « mieux voir » (Jn 1,50), c’est-à-dire, de mieux comprendre ce qui pour le moment les dépasse.
Mine de rien, par l’entremise de son personnage Jésus, Jean l’évangéliste nous fournit une deuxième clé de lecture pour découvrir son évangile : « Venez et vous verrez » (Jn 1,39). L’évangile est un parcours de foi. S’y engager est à la fois risqué et prometteur. Sommes-nous prêts à remettre en question ce que nous croyons savoir ou croire à propos de Jésus? Sommes-nous ouverts à la découverte du neuf à propos de lui? Mieux vaut y réfléchir avant de poursuivre!
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).
[1] Je vous mets au défi de parcourir le premier chapitre de Jean et de pointer du doigt le verset où Jean-Baptiste plonge Jésus dans le Jourdain… vous ne trouverez pas un tel verset!