La crucifixion blanche (détails). Marc Chagall, 1938. Huile sur toile, 155 x 140 cm. Art Institute of Chicago (WikiArt).
4. Le septième signe
Rodolfo Felices Luna | 24 avril 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
L’article précédent fournissait la troisième clé de lecture suivante : l’évangile de Jean est un livre composé de signes, sciemment racontés pour nourrir et éduquer la foi des lectrices et lecteurs. Nous avions établi une liste de six signes, selon les références fournies par la voix du narrateur :
1. L’eau changée en vin lors des noces à Cana (Jn 2,11)
2.
La guérison du fils d’un fonctionnaire royal (Jn 4,54)
3.
La guérison du paralytique de la piscine de Bethesda (Jn 6,2, référant à 5,1-9)
4.
La multiplication des pains (Jn 6,14)
5.
La guérison de l’aveugle-né à la piscine de Siloé (Jn 9,16)
6.
La résurrection de Lazare (Jn 12,17-18, référant à Jn 11,34-44)
Nous étions restés sur notre faim, puisque c’eût été étonnant que l’évangéliste décide d’en rester à six signes, alors que nous connaissons son penchant pour le symbole et que le chiffre sept connote la perfection, la totalité, l’accomplissement, dans la culture sémitique de saint Jean. Le mystère à élucider devient donc : si Jean a prévu le coup, quel serait le septième signe, le signe parfait?
Nous ne sommes pas les premiers à nous poser la question, loin s’en faut. Même si elles ne sont pas désignées explicitement comme des signes par l’évangéliste, les actions suivantes de Jésus dans le quatrième évangile ont été déjà proposées comme « septième signe » par des chercheur.e.s :
- La purification du Temple (Jn 2,14-17)
- La marche sur les eaux (Jn 6,16-21)
- L’entrée triomphale à Jérusalem (Jn 12,12-16)
- Le lavement des pieds des disciples (Jn 13,1-11)
- Son élévation en croix (Jn 19,17-37 à la lumière de Jn 3,14-15)
- L’eau et le sang coulant de son côté (Jn 19,31-37)
- Le tombeau vide et les apparitions (Jn 20)
- La pêche miraculeuse (Jn 21,1-14)
Si l’on procède par élimination du moins probable au plus probable, la purification du Temple (Jn 2,14-17) part en premier, puisque le narrateur ne la compte pas dans son énumération de signes : la guérison du fils d’un fonctionnaire royal est spécifiquement désignée comme le second signe de Jésus en Jn 4,54. L’entrée triomphale à Jérusalem (Jn 12,12-16) et le lavement des pieds des disciples (Jn 13,1-11) ont certes leur importance, mais ce ne sont pas des signes : Jésus appelle le dernier un « exemple » ou un « modèle » (Jn 13,15) ; le narrateur rappelle la résurrection de Lazare comme un signe en Jn 12,17-18, mais ne dit rien de l’entrée triomphale qui vient de se dérouler en Jn 12,12-16. Il en va de même pour la marche sur les eaux en Jn 6,16-21 : elle n’a été vue que par les disciples, la foule cherche Jésus à cause du signe de la multiplication des pains en Jn 6,1-14. Les signes sont des événements publics durant le ministère de Jésus qui questionnent et peuvent susciter la foi en l’envoyé de Dieu, au-delà du cercle intime des disciples qui le suivent. Nous pouvons donc éliminer le tombeau vide, les apparitions du Ressuscité et la pêche miraculeuse, dont seuls les disciples ont été témoins (Jn 20-21).
Il ne reste alors que l’élévation de Jésus en croix et l’eau et le sang coulant de son côté, qui peuvent être pris ensemble comme un seul événement public, à vrai dire : la crucifixion. À notre humble avis, le voici, le septième signe [1].
Il y a quelque chose de rebutant à imaginer la crucifixion de Jésus comme un signe pouvant susciter la foi. Comment une cruelle mise à mort pourrait-elle révéler le pouvoir divin de sauver ou signifier autre chose? N’est-ce pas, au contraire, un événement tragique, susceptible plutôt de jeter le discrédit sur Jésus comme un faux envoyé de Dieu? Pendant son ministère, Jésus prétend que Dieu l’accompagne : « Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, car, ce qui lui plaît, je le fais toujours. » (Jn 8,29) Lorsque Jésus meurt suspendu sur la croix, ne pourrait-on pas dire que Dieu l’a abandonné (Mc 15,34)? Ou même que Dieu l’a maudit, selon ce qu’en dit la Loi de Moïse?
« Supposons qu’un homme, coupable d’un crime méritant la mort, soit exécuté et qu’ensuite vous pendiez son cadavre à un arbre. Le corps ne devra pas demeurer sur l’arbre pendant la nuit ; il faudra l’enterrer le jour même, car un cadavre ainsi pendu attire la malédiction de Dieu sur le pays… » (Dt 21,22-23, BFC).
C’est ainsi, du moins, que saint Paul comprend la croix de Jésus, à la lumière du passage du Deutéronome :
« Le Christ, en devenant objet de malédiction à notre place, nous a délivrés de la malédiction de la loi. L’Écriture déclare en effet : ‘Maudit soit quiconque est pendu à un arbre’ » (Ga 3,13, BFC).
Seulement, Paul croit que Jésus crucifié prend sur lui la malédiction qui normalement devait retomber sur nous, à cause de nos péchés. Non seulement Dieu n’a pas abandonné Jésus, mais Paul comprend la croix de Jésus comme un instrument de salut pour nous (à notre place).
Saint Jean aussi perçoit la croix de Jésus comme un instrument de salut. Lors de son entretien avec Nicodème, Jésus déclare au Pharisien :
« De même que Moïse a élevé le serpent de bronze sur une perche dans le désert, de même le Fils de l’homme doit être élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle. » (Jn 3,14-15, BFC)
Saint Jean réfère à l’épisode du livre des Nombres 21,4-9. Les Israélites s’étaient révoltés contre Dieu, l’accusant de les amener périr au désert. Des serpents mordent les révoltés, et seulement ceux qui lèvent les yeux vers un serpent de bronze érigé par Moïse sont guéris. Jean nous propose de comprendre la croix comme une nouvelle « perche » que Dieu nous offre pour regarder le mal que nous avons causé, avec foi au pardon divin. Jean choisit à escient d’éviter le verbe « crucifier », le remplaçant par le verbe « élever » (sur une croix), pour suggérer que cette mise en hauteur est un moment de gloire, pas de malédiction ou de honte pour Jésus [2].
Saint Jean écrit son évangile en grec, lisant aussi en grec le livre des Nombres, d’après la traduction des Septante (LXX). Devinez quel mot grec y est utilisé pour désigner la « perche » sur laquelle Moïse élève un serpent de bronze au désert… sēmeion, « signe »! La croix est bel et bien le septième signe de Jésus pour que nous croyons, le signe parfait. Voilà une quatrième clé de lecture pour saisir l’esprit de Jean.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).
[1] Nous sommes redevables aux formidables travaux de Marc Girard sur le sujet. Voir son Évangile selon Jean, Structures et symboles, Jean 1-9, Montréal, Médiaspaul, 2017, p. 27-38.
[2]
À ce sujet, voir Parabole 39/1 (mars 2023), p. 8-9.