Entretien de Jésus et de Nicodème. James Tissot, entre 1886 et 1894.
Aquarelle et graphite, 23,2 x 17,8 cm. Brooklyn Museum, New York.
6. Un évangile de rencontres
Rodolfo Felices Luna | 26 juin 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Les évangiles regorgent de souvenirs d’événements marquants du ministère de Jésus de Nazareth. En ce sens, on peut spontanément les prendre pour des recueils d’anecdotes, voire des biographies du maître. Les savants comparent nos évangiles aux biographies des personnages célèbres dans l’Antiquité et se demandent s’il faut ainsi les comprendre. Les biographies anciennes servaient moins à dresser un compte exact des propos et gestes accomplis, qu’à présenter un portrait crédible du personnage, pour le garder en mémoire. Le but ultime consistait à fournir au public des modèles à suivre ou à éviter. Dans le cas des évangiles, il s’agirait d’illustrer en Jésus le modèle à suivre pour nous, disciples, lectrices et lecteurs.
Il y a un peu de vrai dans cette façon de comprendre les évangiles. Matthieu, Marc, Luc et Jean dépeignent chacun à sa façon le prophète de Nazareth, de sorte qu’au bout de leurs récits respectifs, nous avons l’impression de mieux connaître Jésus et de vouloir vivre l’amour de Dieu comme lui, à sa suite [1]. Il s’agit d’un portrait « moral » en quelque sorte : aucun évangéliste ne nous dépeint Jésus physiquement, ni même psychologiquement. Aussi, chaque évangéliste privilégie certains traits à d’autres, de sorte que nous finissons par contempler quatre versions de Jésus, quatre portraits. Matthieu affectionne le rabbi en Jésus : nous l’entendons enseigner beaucoup lors de cinq longs discours, en commençant par le sermon sur la montagne, toujours en valorisant les traditions d’Israël. Marc est friand d’action, d’engagement et de défi : Jésus dit peu et en fait beaucoup, ses journées sont « essoufflantes » comme celles d’un activiste ou d’un « médecin sans frontières » sur le terrain. Luc adoucit le caractère et souligne la miséricorde de Jésus, son accueil de tout le monde et sa bienveillance; il le montre aussi en grand voyageur [2], comme un philosophe itinérant, toujours en déplacement et en convivialité, à table [3]. Le Jésus de Jean parle solennellement, en énigmes et discours à double sens, tel un Sphynx juif révélant un mystère que personne n’est sûr de bien comprendre. Bref, si les mêmes souvenirs de Jésus de Nazareth ont servi de source historique, il en résulte quand même quatre portraits distincts, quatre modèles aux accents particuliers. L’Église a discerné que la vérité du Christ était mieux servie en conservant plus d’un portrait, en écoutant pour ainsi dire l’Évangile en « stéréo », sans harmoniser les récits.
Si les quatre évangiles cherchent à montrer Jésus en dialogue et en action auprès des gens, Jean insiste en particulier sur quelques rencontres clés. Nous avons déjà vu que Jean a composé un évangile de « signes », triés sur le volet, sept pour être précis. Nous pouvons maintenant dire sans exagérer que Jean est très sélectif! Le quatrième évangéliste cherche à développer en profondeur quelques signes seulement, au lieu d’accumuler les anecdotes ou de diversifier les exemples… il en va de même pour les personnages. Qui se souvient de tous les personnages dans l’évangile de Luc, de Matthieu ou de Marc? Pas moi, en tous les cas : ils sont bien trop nombreux! Par contre, quelques personnages de Jean sont bien connus : Jean-Baptiste, Nicodème le Pharisien, la Samaritaine, le paralytique à la piscine de Bethesda, l’aveugle-né, Lazare, Marthe et Marie de Béthanie, le disciple bien-aimé, Pierre, Pilate, Marie-Madeleine, Thomas, pour nommer les plus saillants. Bien sûr, les quatre évangiles partagent plusieurs personnages en commun : Jean-Baptiste, Pierre et les Douze, Marie Madeleine, etc. Cependant, dans l’évangile de Jean, chaque personnage d’importance a droit à plus que « son moment » avec Jésus ou quelques répliques au passage. Dans le récit de Jean, un long dialogue de chacune et de chacun avec Jésus permet d’approfondir la relation avec le Christ. Nicodème et Jésus discutent tout le chapitre trois ; la Samaritaine et Jésus, la majeure partie du chapitre quatre ; Marthe et Marie de Béthanie presque tout le chapitre onze, ainsi de suite. Cela donne au quatrième évangile un aspect théâtral : nous voyons et entendons Jésus entamer toute une conversation avec un personnage à la fois, à l’avant de la scène, le temps que l’action s’arrête.
L’évangile de Jean est essentiellement un récit de rencontres. Lors de ces rencontres, les personnages entament une conversation avec Jésus, lui présentant leur requête, leur affliction, leur quête de sens. Jésus répond en langage symbolique, voilé. Les personnages sont tour à tour intrigués, médusés, cherchant à mieux comprendre. Jésus s’explique davantage et dévoile progressivement le mystère de sa personne, ainsi que son offre de vie en abondance. Au lieu de longs enseignements sur comment vivre la foi, le Jésus de Jean offre la guérison d’un regard, d’un geste et d’un échange en profondeur sur la vie de la personne devant lui. Il y a évidemment des variations : tous les personnages ne réagissent pas positivement ; tout se joue dans l’accueil qu’elles ou qu’ils réservent aux propos et à la personne de Jésus. L’art de l’évangéliste consiste justement à déployer une série de postures possibles et de réactions diverses. Lectrices et lecteurs sont invités en quelque sorte à chausser les sandales de chaque personnage et à rencontrer Jésus par l’intermédiaire des personnages, afin d’approfondir leur relation avec le Christ.
Dans quelle mesure je partage la soif de la Samaritaine, l’incrédulité de Nicodème, la peur du paralytique, le courage de l’aveugle-né, le désarroi de Marthe et Marie, le doute de Thomas? Est-ce que leurs questions ou objections reflètent les miennes? Qu’est-ce que Jésus aurait à me dire à travers ces dialogues? Qui ne voudrait pas d’un tête-à-tête avec Jésus? Pourtant… suis-je disposé.e à me découvrir devant-lui, à entendre sa voix résonner dans ma vie, à être confronté.e aux choix que je fais dans ma vie? Saint Jean prétend que la vie en abondance (Jn 10,10) nous est offerte par une rencontre personnelle et intime avec le Christ.
Rencontrer Jésus à travers les personnages de l’évangile, voilà donc une sixième clé pour s’engager dans une lecture en profondeur de l’évangile de Jean.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).
[1] À vrai dire, il faut lire un évangile au complet, de façon suivie, pour saisir le portrait du personnage : les courts passages proclamés lors de la messe dominicale ne suffissent pas.
[2]
Le voyage de la Galilée à Jérusalem dure une dizaine de chapitres en Luc, alors qu’il prend un chapitre à peine en Marc.
[3]
Ces nuances ne sont pas perceptibles à moins de comparer le récit de chaque évangéliste avec les autres, intentionnellement. Notre faible mémoire ne parvient pas à retenir sur trois ans les lectures proclamées dans la liturgie de l’année A, B, C, afin de comparer avec profit le Jésus de Matthieu (A), de Marc (B) et de Luc (C).