L’évangéliste Jean. François-André Vincent, 1793. Huile sur toile. Detroit Institute of Arts (Wikimedia).
7. Une crise communautaire
Rodolfo Felices Luna | 25 septembre 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Nous lisons spontanément les évangiles comme s’ils nous étaient adressés. Comme si les évangélistes étaient conscients de rédiger un texte sacré qui serait reconnu comme Parole de Dieu par l’Église universelle, pour proclamation et transmission partout où le nom du Christ Jésus serait annoncé, pour les siècles à venir. Comme si le message que les évangélistes avaient à transmettre était uniforme, invariable et éternel, peu importe qui lirait leur œuvre…
De fait, les quatre évangiles « canoniques » qui se trouvent dans notre Nouveau Testament sont devenus la « règle » (sens du mot « canon ») de notre foi. Nous prenons bien soin de les transmettre d’un espace culturel à l’autre et d’une génération à l’autre sans les modifier, autrement que par les efforts de traduction.
Cependant, comme nous l’avons noté lors de l’article précédent, les évangiles comportent des différences significatives, en dépit de leur témoignage commun envers Jésus de Nazareth. Il est de bon ton parmi les croyant.e.s aujourd’hui d’attribuer ces différences à la personnalité du témoin-auteur, ou encore d’expliquer ces variations comme étant complémentaires, chaque évangéliste ajoutant en quelque sorte un aspect ou un souvenir qui aurait été négligé par les autres. Ces réflexes de lecture ont leur part de vérité, mais les grandes oubliées ici sont les communautés chrétiennes auxquelles chaque évangéliste s’adressait. En effet, chaque évangéliste adapte son message aux besoins pastoraux de son église, un peu comme saint Paul, qui n’écrivait pas tout à fait la même chose aux Corinthiens qu’aux Philippiens ou qu’aux Galates. Les communautés chrétiennes visées par Matthieu, Marc, Luc et Jean étaient composées de gens assez différents : Matthieu s’adresse à une majorité d’origine juive, tandis que Luc, à une majorité d’origine grecque, par exemple. Surtout, ces communautés vivaient aux prises avec des défis particuliers : l’église de Marc paraît avoir connu ou craint la persécution ; l’église de Matthieu est vivement critiquée par les Pharisiens ; on soupçonne des inégalités socioéconomiques dans celle de Luc, etc. Même si ces communautés ne sont pas nommées dans le titre des œuvres, à l’instar des lettres de saint Paul, les évangiles ont été rédigés ayant en vue des destinataires précis, connus des évangélistes, afin de leur présenter un Christ capable de les inspirer et de leur venir en aide dans leur contexte de vie.
De nombreux évangiles ont été rédigés au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne. Les quatre évangiles canoniques ont été retenus par l’Église entre autres parce qu’ils avaient réussi à inspirer et à fortifier pastoralement leurs églises respectives. Le Christ présenté par Matthieu, Marc, Luc et Jean était vraiment le Ressuscité à l’œuvre dans son Église. Par la suite, de la même façon que chrétiens et chrétiennes de tous les endroits se sont mis à lire pour leur propre bénéfice spirituel les lettres de Paul adressées initialement aux Thessaloniciens ou aux Romains, ainsi toutes et tous se sont mis à lire pour leur propre compte les quatre évangiles. Avec le temps, lectrices et lecteurs des siècles subséquents oublièrent les destinataires d’origine et prirent les quatre évangiles canoniques pour des écrits à destination universelle.
Depuis une centaine d’années, biblistes et étudiant.e.s de la Bible redécouvrent avec plaisir les contextes d’origine des quatre évangiles. En prêtant attention aux détails clés de chaque évangile, il est possible de remarquer l’orientation théologique et l’intention pastorale de chacun, puis de reconstituer la situation problématique d’origine à laquelle chaque évangéliste essayait de répondre. Cette recherche de la situation des premiers destinataires nous permet ensuite de mieux actualiser le message dans nos propres contextes d’aujourd’hui.
Dans le cas de Jean, il y a des indices assez criants, qui sautent aux yeux quand on y pense pour la peine. Premièrement, l’évangéliste présente « les Juifs » comme si ni lui, ni Jésus, ni même ses disciples n’étaient vraiment juifs (étrange!) :
« Les disciples protestèrent : ‘Rabbi, hier encore les Juifs cherchaient à te lapider et tu veux retourner là-bas?’ » (Jn 11,8 ; ACÉBAC).
Le Jésus de Jean s’adresse à son peuple comme s’il n’en faisait pas partie et leur parle de « votre Loi » comme si la Loi de Moïse ne le concernait pas (Jn 10,34).
En dépit de la réputation de Jean d’écrire un évangile spirituel et de propager le commandement de l’amour, le verset le plus dur de tout le Nouveau Testament envers le peuple de Dieu se trouve dans cet évangile :
« Votre père, c'est le diable, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez exécuter. Il fut homicide dès le commencement et il ne s'est pas tenu dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il dit le mensonge, il puise dans son propre fonds, parce qu'il est menteur et père du mensonge » (Jn 8,44 ; ACÉBAC).
Dire que les Juifs ne sont pas les enfants d’Abraham (Jn 8,38-40), ni les enfants de Dieu (Jn 8,41-42), mais plutôt les enfants du diable (Jn 8,44) est une accusation terrible qui a conduit à d’horribles abus envers les Juifs, une fois que les chrétiens d’Europe sont devenus majoritaires. Dans le contexte du quatrième évangile, le personnage Jésus s’exprime ainsi parce que les autorités juives cherchent à le prendre en faute pour l’exécuter et s’en débarrasser. Jésus associe leur comportement à celui du diable meurtrier, le contraire du comportement de leur père d’origine, Abraham (et Dieu!). Selon Jean, notre comportement révèle notre véritable origine, pas nos gènes ou notre affiliation ethnique, religieuse ou culturelle. Nous voyons combien il est périlleux de lire un évangile hors contexte… d’où l’intérêt de mieux comprendre le contexte d’origine avant d’universaliser le message.
Un second indice lié au premier est la mention répétée que les autorités juives (« les Juifs ») avaient décidé d’expulser de la synagogue quiconque croirait en Jésus. En voici trois références :
« Ses parents parlèrent ainsi parce qu'ils craignaient les Juifs. En effet, les Juifs s'étaient déjà mis d'accord pour expulser de la synagogue quiconque reconnaîtrait Jésus comme le Christ » (Jn 9,22 ; ACÉBAC).
« Cependant, même parmi les chefs, beaucoup crurent en lui; mais, à cause des pharisiens, ils ne le déclaraient pas, de peur d'être exclus de la synagogue; car ils préféraient la gloire des hommes à la gloire de Dieu » (Jn 12,42-43 ; ACÉBAC).
« Ils vous banniront de la synagogue; bien plus, l'heure vient où quiconque vous mettra à mort pensera rendre un culte à Dieu » (Jn 16,2 ; ACÉBAC).
La première référence renvoie au procès de l’aveugle-né, guéri par Jésus. Les parents de l’aveugle guéri ont peur de témoigner, car ils risquent l’expulsion. La deuxième référence conclut le ministère public de Jésus ; elle rappelle le bilan négatif prédit au prologue de l’évangile : Jésus n’a pas été accueilli par les siens (Jn 1,11). La troisième référence fait partie des conseils et encouragements donnés par Jésus à ses disciples lors de la dernière cène. Les trois références illustrent le danger que couraient les disciples juifs de Jésus le Juif : être excommuniés de leur religion d’origine, bannis de leur communauté d’appartenance. Subir l’expulsion comporte même un risque mortel, selon Jn 16,2.
Le reste du Nouveau Testament nous informe que cette expulsion de la synagogue juive n’a pas eu lieu du vivant de Jésus, ni de Paul de Tarse. Il a fallu que les disciples de Jésus se multiplient au point de menacer les autorités juives, qui ont sévi légalement par la suite, en expulsant les « hérétiques » qui persistaient à croire en Jésus de Nazareth. Les historiens datent cette expulsion de la dernière décennie du Ier siècle. L’évangile de Jean fut rédigé en réponse à cette crise communautaire parmi les Juifs qui croyaient en Jésus le Christ. Cela explique pourquoi le Jésus de Jean se désolidarise en quelque sorte de son peuple (« les Juifs », « votre Loi ») et l’accuse d’homicide envers ses disciples (« votre père, c’est le diable »). Jésus rejoint les rangs de celles et ceux exclus du judaïsme et les rassemble en Église.
Jean est l’évangile des exclus. Voilà une septième clé pour comprendre la bonne nouvelle selon saint Jean. C’est un point tournant dans cette série. Nous allons dédier les derniers articles à exposer comment Jean a esquissé une bonne nouvelle au cœur de cette crise communautaire.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).