L’aveugle-né guéri s’explique avec les Juifs. James Tissot, entre 1886 et 1894.
Aquarelle et graphite, 19,1 x 29,7 cm. Brooklyn Museum, New York.
8. Une perspective universaliste
Rodolfo Felices Luna | 30 octobre 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Aux Juifs exclus de la Synagogue parce qu’ils croyaient en Jésus (voir article précédent), Jean écrit une bonne nouvelle. Qu’y aurait-il de bon à se voir expulsés de leur communauté d’appartenance? Pouvez-vous vous imaginer être renié.e par votre famille (comme les parents de l’aveugle-né en Jean 9), par vos voisins, par votre église, par votre pays? « Tu n’es plus des nôtres, ne reviens plus » sont des mots durs à entendre pour quiconque, hier et aujourd’hui. Voici comment les Pharisiens se dissocient de l’homme né Juif comme eux, guéri par Jésus :
« Ils l’accablèrent d’injures : ‘Toi, tu es disciple de cet homme ; nous, c’est de Moïse que nous sommes les disciples.’ » (Jn 9,28 ; ACÉBAC)
« Ils lui répondirent : ‘Dans le péché tu es né tout entier, et c’est toi qui nous fais la leçon!’ Ils le jetèrent dehors. » (Jn 9,34 ; ACÉBAC)
Premièrement, les Pharisiens opposent l’enseignement de Jésus à celui de Moïse, comme si Jésus avait été un Juif hérétique, sans égard pour la foi de ses ancêtres Abraham, Moïse, Myriam ou Judith. Ils intiment l’aveugle guéri de renier Jésus, sous peine d’excommunication. Les Pharisiens décrètent que nul ne peut plus être disciple de Moïse et de Jésus à la fois : il faut choisir l’un ou l’autre! L’aveugle guéri ne se laisse pas intimider. Il témoigne courageusement de sa foi et se fait expulser.
Où est la bonne nouvelle? Jésus l’accueille dehors. C’est dehors que le Christ se trouve, pas dedans avec les maîtres de la Loi (Jn 9,35). Il vient trouver l’exclu et l’invite à croire que Dieu n’est pas d’accord avec le jugement des Pharisiens, que le Dieu de ses ancêtres ne l’a pas renié ou abandonné, quoi que les Pharisiens en disent. Jésus se présente à son confrère juif comme le Fils de l’homme, la figure clé de l’ultime jugement apocalyptique selon Daniel 7,13-14 : le Juge des juges, la cour suprême du ciel qui renverse toutes les décisions des cours inférieures, terrestres. Dans un acte de foi sublime, faisant fi de sa situation précaire d’exclu, l’aveugle guéri tombe à genoux devant Jésus.
C’est un point tournant dans l’évangile. Désormais, les autorités religieuses (« les Juifs ») ont perdu toute crédibilité aux yeux de Jean l’évangéliste. Il faut se dégager de leur emprise. Il faut sortir de l’enclos étouffant de la Synagogue officielle pour trouver dehors la vie en abondance. Et cette sortie est présentée comme un nouvel exode salvifique, à choisir au lieu de le subir. La Synagogue juive est devenue pour l’église de Jean l’Égypte de Pharaon, qu’il faut quitter pour une terre promise ailleurs, guidé.e.s par le nouveau Moïse… Jésus!
Ce n’est pas un hasard si le récit qui suit immédiatement l’expulsion de l’aveugle guéri est l’allégorie du bon berger :
« Celui qui entre par la porte, c'est le pasteur des brebis. Celui qui garde la porte lui ouvre la porte, et les brebis écoutent sa voix ; il appelle par leur nom les brebis qui lui appartiennent et il les conduit dehors. Quand il a amené dehors toutes ses brebis, il marche devant elles, et les brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix. » (Jn 10,2-4 ; ACÉBAC)
Tout comme l’aveugle guéri, les Juifs qui croient en Jésus sont invités à écouter la voix du Christ en dehors de la Synagogue et à risquer de suivre leur berger dehors, afin de trouver dehors pâturage et vie en abondance (Jn 10,9b.10b), car des brigands et des voleurs ont pris possession de l’enclos d’Israël (les Pharisiens, faux bergers d’Israël ; Jn 10,1.8.10a). Il n’est plus sécuritaire ni nourrissant pour les brebis de Jésus de rester dans l’enclos de la Synagogue, mieux vaut sortir en exode et suivre Jésus dehors.
Jean a renversé une situation de danger et de précarité, en la relisant à la lumière de l’Exode, pour orienter pastoralement ses ouailles et les inviter à risquer le salut auprès de Jésus, en dehors de la fausse sécurité de la Synagogue comme institution juive légitime. C’était une relecture audacieuse et exigeante de la crise communautaire : non, vous n’êtes pas banni.e.s par Dieu ; bien au contraire, le Christ vous appelle à vivre votre foi en dehors de l’institution légitime… Imaginez un peu : que feriez-vous si quelqu’un se présentait au nom de Dieu pour vous inviter à quitter l’Église, parce que corrompue? Quitter la Synagogue, c’était très insécurisant pour les Juifs de l’époque qui croyaient en Jésus!
La crise communautaire de l’expulsion de la Synagogue colore tout l’évangile et la théologie de saint Jean. Nombreux détails – comme l’allégorie du bon berger – s’expliquent mieux dans ce contexte. Par exemple :
Lors du discours sur le Pain de Vie, Jésus promet qu’il ne rejettera ni ne chassera personne qui viendra à lui. L’expression utilisée est celle de l’excommunication : ou mē ekbalō exō / « Assurément, je ne jetterai pas dehors. » (Jn 6,37)
Lors du discours d’adieux à ses disciples, Jésus promet qu’il ne les abandonnera pas, mais qu’il part leur préparer un « lieu » (topon), car il y a de multiples « demeures » (monai) dans la « maison » (oikia) du Père (Jn 14,1-2). Voyez-vous le choix de vocabulaire pour parler du salut? Les disciples ont perdu leur place, le « lieu » où « demeurer » dans la « maison » d’Israël… Jésus leur promet de bien meilleurs appartements auprès de lui et de son Père, au ciel (Jn 14,3).
Cependant, les exclus ne doivent pas se refermer, amers, sur eux-mêmes. Sensibilisé.e.s aux affres de l’exclusion, ils et elles doivent s’ouvrir à accueillir toute sortes d’autres catégories de personnes exclues. Par exemple, les Samaritains! Juifs et Samaritains ne se parlaient guère (Jn 4,9) et des Juifs pieux contournaient la Samarie pour passer de Judée en Galilée. Néanmoins, attentif au plan de son Père, Jésus choisit de traverser la Samarie (Jn 4,4) et de s’adresser à une Samaritaine pour lui demander à boire (Jn 4,7), pour lui offrir l’eau jaillissant en vie éternelle (Jn 4,10.14). Grâce à la brèche ouverte par Jésus, la Samaritaine va chercher ses voisins et les disciples récoltent là où ils n’ont point semé (Jn 4,28-39).
Aujourd’hui, nous n’avons rien contre les Samaritains. Grâce à l’évangéliste Luc, nous les associons plutôt au bon exemple, celui du « Bon Samaritain » (Lc 10,25-37). Il n’en était pas ainsi au temps de Jésus. Les autorités juives dans le quatrième évangile se servent même du patronyme Samaritain comme une insulte à l’endroit de Jésus :
« Les Juifs lui répliquèrent : ‘N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu es possédé d’un démon?’ » (Jn 8,48 ; ACÉBAC).
Expulsée de la Synagogue, la communauté de Juifs qui croyaient en Jésus a frappé aux portes d’autres personnes exclues et leur a annoncé la bonne nouvelle qu’il y avait un Sauveur pour les exclus :
« Aussi disaient-ils à la femme : ‘Ce n'est plus ta parole qui nous fait croire ; nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons que c’est vraiment lui le Sauveur du monde.’ » (Jn 4,42 ; ACÉBAC)
L’église de Jean s’est ouverte à d’autres groupes aussi, comme les Grecs qui voulaient voir Jésus (Jn 12,20-23). Saint Jean a compris que les autorités juives de son temps dirigeaient Israël à la manière des puissants de ce monde, faisant des exclus. Le salut apporté par Jésus devait atteindre toutes les personnes délaissées, juives d’origine ou pas :
« Oui! Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que toute personne qui croit en lui ne périsse pas, mais qu’elle ait la vie éternelle. » (Jn 3,16 ; ma traduction)
Le Christ berger prévient ses brebis juives que la communauté de personnes croyantes doit s’ouvrir à d’autres groupes venant d’ailleurs, qui reconnaissent la voix du bon berger :
« J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie ; celles-là aussi, je dois les conduire, et elles écouteront ma voix. Il y aura alors un seul troupeau, un seul pasteur. » (Jn 10,16 ; ACÉBAC)
Le Christ de Jean est devenu le Sauveur de toutes les personnes exclues du monde, pas seulement des Juifs comme Jésus. Voilà une huitième clé pour comprendre la bonne nouvelle selon saint Jean, qui explique sa perspective universaliste.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).