Le bon berger (détail). James Tissot, 1886-1896. Aquarelle opaque et graphite, 28,1 x 14,9 cm. Brooklyn Museum, New York.
5. Jésus et les marginaux dans l’évangile de Luc
Odette Mainville | 11 avril 2022
Découvrir Luc : une série d’articles où Odette Mainville examine l’œuvre de Luc (évangile et Actes) pour en présenter les grands thèmes. Dans cet article, elle examine l’attention étonnante de Jésus à l’égard des petits et des pauvres dans cet évangile.
Le Jésus de Luc manifeste une prédilection marquée pour les « petits », les « pauvres », tous ces marginalisés, soit en raison de leur métier, de leur état de santé, de leur condition sociale ou simplement de leur situation matérielle.
Des métiers sur la liste noire
Il y avait, en Israël, une liste noire sur laquelle étaient inscrits certains métiers dont, entre autres, celui des bergers et celui des collecteurs d’impôt.
Le cas des bergers (2,8-20) est particulièrement significatif considérant le rôle majeur, tout aussi touchant que provocateur, attribué à ces personnages au sein des récits de naissance exclusifs à Luc en ouverture de son évangile (ch. 1-2). Dans la société juive de l’époque, les bergers étaient carrément perçus comme des vagabonds et des brigands.
Les bergers étaient effectivement inscrits sur la liste noire par les autorités religieuses du fait qu’à bien des égards, ils contrevenaient à la Loi. Tout d’abord, ces éleveurs et gardiens de troupeaux de moutons n’étaient pas nécessairement disponibles pour observer le sabbat, sacrilège ultime en soi. Ils ne pouvaient, non plus, intégrer tous les rituels d’ablutions requis par la Loi, ce qui, en conséquence, leur valait d’être considérés comme impurs. En outre, ils se nourrissaient sans scrupules de ce qu’ils glanaient – ou pour le dire plus justement –, qu’ils volaient au passage. Pourtant, selon Luc, ces irrémédiables marginalisés furent les premiers à être informés de la naissance du Sauveur; les premiers à qui fut accordé le privilège de rendre visite au Nouveau-Né. Une façon éloquente de la part de l’évangéliste de montrer que, dès son entrée en ce monde, Jésus tisse un lien particulier avec les exclus de la religion juive. Les bergers deviennent en quelque sorte un prototype de tous ces marginalisés qui occuperont une place spéciale dans la mission de Jésus. D’ailleurs, pour se situer lui-même au sein de son peuple, Jésus n’endossera-t-il pas l’image du berger, qui se fait rassembleur de son troupeau et qui veille sur lui [1].
Les collecteurs d’impôt constituent un autre groupe important de marginaux en Luc. Ils étaient des plus méprisés au sein du peuple du simple fait qu’ils récoltaient les taxes auprès de leurs concitoyens juifs pour le compte de l’occupant romain. C’était, en outre, bien connu que, ne se limitant pas nécessairement à la cueillette des montants fixés, ils avaient, au contraire, tendance à se remplir les poches [2]. Et pourtant, lorsque Jésus voit Lévi assis au bureau des taxes, il l’invite à le suivre; ce que Lévi fait aussitôt. Qui plus est, au grand scandale des scribes et des pharisiens, Jésus accepte d’aller manger chez son nouveau disciple, qui lui offre un festin où sont rassemblés de nombreux collecteurs d’impôt. Mais le simple fait de fréquenter un pécheur n’entrainait-il pas une situation d’impureté? Jésus ne s’en formalise nullement, sachant bien que pour toucher le cœur du pécheur, il faut d’abord accepter de l’approcher (5,27-31).
Jésus ira encore manger chez cet autre collecteur d’impôt, un véritable publicain [3], celui-là, en l’occurrence, Zachée. Il logera même en sa demeure. Le geste de Jésus touchera son hôte au point où ce dernier donnera la moitié de ses avoirs aux pauvres, acceptant même de donner jusqu’au quadruple à quiconque il aurait fait du tort (19,1-10).
Rappelons encore que, tout juste avant ce récit où Jésus fut accueilli chez Zachée, Luc avait déjà relaté cette fameuse parabole au sujet d’un pharisien et d’un publicain qui étaient allés prier au Temple, dans laquelle parabole Jésus affirmait que le publicain était ressorti justifié et non le pharisien (18,9-14).
Les pauvres et les malades
Les béatitudes en Luc (6,20-26) se distinguent celles de la version matthéenne (Mt 5,1-12) du fait qu’elles s’adressent à ceux concrètement touchés par le malheur. Les pauvres désignés sont ceux matériellement privés des biens de ce monde (v. 20), tandis qu’en Matthieu, il s’agit des pauvres en esprit. D’ailleurs, au tout début de sa mission, à la synagogue de Nazareth (4,16-30), Jésus avait défini son propre rôle de libérateur en endossant ces paroles du prophète Isaïe :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer la libération aux captifs et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté. »
Aux envoyés de Jean le Baptiste, venus vers lui pour l’interroger sur la nature de sa mission, lui demandant : « Es-tu celui qui vient, ou devons-nous en attendre un autre? » (18,20), Jésus leur fournit cette confirmation implicite :
« Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent… la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. »
Autrement dit, tous ceux qui sont classés dans la catégorie des pauvres en raison d’handicaps les plaçant en marge de la société, non seulement Jésus leur accorde-t-il un accueil privilégié, mais il les délivre des maux dont ils sont affligés. D’ailleurs, Jésus loue le Père d’avoir révélé « aux tout petits » les voies du Royaume, alors qu’elles ont été cachées aux ‘sages’ et aux ‘intelligents’ qui ont refusé d’accueillir son message (10,21).
La compassion de Jésus en faveur des malades l’incitera à opérer des guérisons des plus simples aux plus complexes. Il guérira tout autant la belle-mère de Pierre d’une fièvre (4,38-39) qu’il fera se relever le fils de la veuve de Naïn qu’on portait en terre (7,11-17). Il a aussi pitié de l’homme à la main paralysée qu’il guérit le jour du sabbat, ce, au regard malveillant des scribes et des pharisiens qui cherchent motif à l’accuser (6,6-11). Mais sa mansuétude envers les malades ne favorise pas seulement ceux de son peuple, car il guérit également des païens, dont le possédé au pays des Gergéséniens (8,26-39), de même que le serviteur du centurion romain, en qui il va même jusqu’à reconnaitre une foi plus édifiante qu’il n’en a encore trouvé en Israël (7,1-10).
Parmi les nombreux malades à qui Jésus accorda la guérison, on ne saurait oublier celle en faveur des dix lépreux (17,11-19), considérant que ceux-là incarnaient d’une façon particulièrement aigüe la marginalisation infligée par la maladie et ce, en raison du danger de contagion qui était liée à la lèpre. À cela s’ajoute le fait que, non seulement exclus de la société, les lépreux (comme tous les malades, d’ailleurs) étaient aussi imputables d’un péché, la maladie physique ou mentale étant effectivement considérée comme le châtiment du péché [4].
Mais bien évidemment, il y a aussi ceux privés de biens matériels, en raison de leur condition sociale, envers lesquels Jésus porte un regard miséricordieux. À cet égard, la parabole de Lazare et du riche (16,19-31) est très convaincante. De même, la recommandation adressée au pharisien, qui l’a invité à manger chez lui (14,1), est explicite : « Quand tu donnes un festin, dit Jésus, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles » (14,13). C’est encore par ceux-là qu’il suggère de remplacer les invités conviés à un grand diner auquel chacun d’eux trouve prétexte pour ne pas répondre à l’invitation (14,15-25).
Mentionnons enfin l’attitude bienveillante de Jésus à l’égard d’un autre groupe ostracisé par les Juifs, en l’occurrence, les Samaritains. Cette race « bâtarde », issue d’un mélange d’Israélites et d’étrangers, était honnie des Juifs d’Israël au point où on contournait le territoire de la Samarie si, par exemple, on devait voyager de la Galilée à la Judée. Or, dans une parabole (10,29-37), Jésus fait justement l’éloge de ce Samaritain qui vient en aide au blessé rencontré sur sa route, alors que deux membres de l’élite juive, un prêtre et un lévite, l’ont ignoré passant à bonne distance de lui.
On ne saurait enfin conclure sans évoquer l’incroyable délivrance offerte par Jésus aux femmes, groupe marginalisé s’il en est au sein du peuple juif. Mais ayant déjà consacré un article complet à leur intention dans cette série de textes sur l’évangile de Luc, il convient alors de renvoyer à cet article pour mesurer la place inimaginable à l’époque que Jésus a effectivement accordée aux femmes au cours de sa mission terrestre.
Odette Mainville est auteure et professeure honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.
[1] Voir Lc 9,10-17; Mc 6,34; Mt 9,36. Voir plus particulièrement le texte de la parabole du berger en Jn 10,1-18.
[2] Voir
Lc 3,12-13.
[3] On attribuait le titre ‘publicain’ au chef des collecteurs d’impôt.
[4] Il pouvait s’agir du péché du malade, lui-même, ou de celui de ses parents (voir Jn 9,3).