Jésus et la femme courbée (détails). James Tissot, 1886-1896. Aquarelle opaque et graphite, 24 x 18 cm. Brooklyn Museum, New York (Wikimedia).
4. Les femmes dans l’évangile de Luc
Odette Mainville | 14 mars 2022
Découvrir Luc : une série d’articles où Odette Mainville examine l’œuvre de Luc (évangile et Actes) pour en présenter les grands thèmes. L’une des particularités de cet évangile est la place qui est accordée aux femmes et l’étonnante attitude de Jésus à leur égard.
Luc accorde une place privilégiée aux femmes au sein de son évangile. Un fait plutôt étonnant considérant la condition de la femme dans le judaïsme palestinien où son statut de mineure, du berceau à la tombe, la plaçait en permanence sous la tutelle d’un homme, un père, un mari ou un fils ; elle qui ne devait franchir le seuil de la porte sans être voilée. Elle n’avait pour ainsi dire de reconnaissance que dans la maternité. On comprend alors le drame de la stérilité, qui lui était toujours imputée, considérant cet impératif pour l’homme d’avoir une descendance.
Les femmes dans les récits de naissance lucaniens
Luc donne le ton quant à l’importance qu’il compte accorder aux femmes dans les deux premiers chapitres de son évangile, au cœur des récits entourant la naissance de Jésus. On y trouve, dans ces chapitres, un jumelage des rôles homme/femme et même un espace additionnel en faveur des femmes.
Il y a d’abord l’annonce à Zacharie par un ange du Seigneur au sujet de la conception de Jean (1,11-25). De cet épisode, le pauvre homme ressortira muet jusqu’à la naissance de l’enfant, simplement pour avoir posé une question qui, somme toute, semble tout à fait légitime puisqu’il interroge l’ange sur la façon dont cela pourra advenir, objectant qu’il est un vieillard et que sa femme, Élisabeth, est aussi avancée en âge. En ce qui concerne Marie (1,26-38), c’est le messager par excellence, l’ange Gabriel, qui lui annonce qu’elle sera enceinte et enfantera un fils, auquel elle donnera le nom de Jésus (v. 31). Marie pose, elle aussi, une objection, en évoquant sa virginité (v. 34) ; et pourtant, elle ne reçoit ni réprimande ni sanction, mais elle ne reçoit, au contraire, que paroles de louange et de réconfort.
Que fait alors Marie dans la foulée de cette annonce ? Elle part en hâte vers la demeure d’Élisabeth dans une ville de Juda (1,39), chez qui elle restera pendant trois mois (v. 56). C’est là une initiative de Marie qui ne trouve pas de parallèle du côté masculin. Dès son arrivée dans la maison d’Élisabeth, l’enfant de cette dernière tressaille en son sein (v. 41), une façon de signifier que son enfant reconnait la supériorité de celui de Marie. Cette dernière prononce alors ce psaume (v. 46-55), connu aussi sous l’appellation Magnificat, où elle rend grâce à Dieu et chante ses louanges. Quant à Zacharie, il prononcera aussi un psaume au moment de la naissance de son fils, Jean ; un psaume qui, celui-là, contribuera à définir le rôle précurseur de Jean par rapport à celui de Jésus : Jean sera prophète qui préparera la voie de ce fils de David, ainsi que sera reconnu Jésus (1,68-79).
Signalons enfin ce dernier jumelage homme/femme, dont celui du prophète Syméon (2,25-35) et de la prophétesse Anne (2,36-38), lesquels, lors de la présentation de Jésus au Temple par ses parents, reconnaissent en lui le Sauveur attendu.
La liberté que Jésus a donnée aux femmes
Luc partage avec les deux autres synoptiques, Marc et Matthieu, quelques textes mettant en valeur la place de femmes dans l’entourage de Jésus [1]. Mais outre ces textes, le troisième évangile offre encore un nombre étonnant d’épisodes qui lui sont propres et qui mettent en scène des femmes à qui Jésus accorde une importance particulière, voire privilégiée. Bien que l’on doive se limiter, ici, qu’à une brève présentation de chacun de ces textes, il en ressortira néanmoins un témoignage éloquent de l’incroyable libération que Jésus a justement apportée aux femmes.
Le premier de ces textes nous montre Jésus plein de compassion à l’égard d’une veuve dont le fils vient de mourir (7,36-50). Cette femme éplorée n’a donc plus personne pouvant prendre soin d’elle. Jésus s’approche alors de la civière et fait se lever le fils. L’intervention de Jésus, on le saisit bien, n’est pas de prime abord en faveur du fils, mais se veut plutôt un geste à la rescousse d’une femme qui, autrement, se retrouverait socialement tout à fait démunie.
Un autre de ces textes concerne la rencontre de la pécheresse chez Simon, le pharisien (7,36-50) ; cette femme dont on ignore le nom, mais que la tradition a malheureusement identifiée à Marie de Magdala. Le seul fait que cette femme couverte de péchés ait osé s’introduire dans la maison d’un pharisien où Jésus est invité à prendre un repas en dit déjà très long quant à sa réputation de libérateur des femmes. Ladite pécheresse manifeste, en effet, une foi et une confiance inébranlables en lui. Elle sait déjà qu’il va l’accueillir. Or, non seulement Jésus l’accueille-t-il respectueusement, mais il la donne en exemple au pharisien.
Le texte lucanien suivant immédiatement cet épisode (8,1-3) met en scène un Jésus proclamant la bonne nouvelle à travers les villes et les villages ; ce, en compagnie des Douze et « de nombreuses femmes qui les aidaient de leurs biens ». Or, parmi ces femmes, on nomme en tête de liste Marie de Magdala, qu’il avait, dit-on, délivrée de sept démons ; cette information qui est précisément à l’origine de l’ignoble réputation de pécheresse accolée à cette femme depuis des siècles. Une réputation imputable à une ignorance quant au rôle attribué aux démons à cette époque. Les démons sont, en fait, perçus comme causes des maux physiques et mentaux et non comme tentateurs ou initiateurs du mal moral, ce dernier rôle étant dévolu à Satan, que l’on appelle aussi le diable. Sachant aussi que le chiffre sept symbolise la plénitude, pourrait-on alors supposer que la délivrance de sept démons évoque la délivrance d’une maladie ou d’une tare en-soi incurable ? Mais ce qui ressort encore de cet épisode, c’est qu’il y avait des femmes qui « suivaient » Jésus, c’est-à-dire, des femmes disciples, car que le verbe « suivre » est effectivement le vocable utilisé pour désigner le statut du disciple par rapport à celui d’un maitre. Ces femmes disciples l’auront donc suivi depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem (23,55). Un parcours d’une longueur incroyable, où il n’est pourtant fait aucunement mention de la présence d’un père, d’un mari ou d’un fils accompagnant ces femmes.
Que dire encore de ce fameux passage où Jésus visite Marthe et Marie, et ce, en l’absence d’hommes ? (10,38-42) C’est donc dire que Jésus avait des amies de femmes. Qui plus est, il offre à l’une d’elles, Marie, un enseignement, alors que selon la tradition, l’instruction doit être exclusivement réservée aux hommes. La position de Marie au pied de Jésus est effectivement celle du disciple que reçoit l’enseignement d’un maitre. Jésus juge donc qu’une femme a le droit de s’instruire au même titre qu’un homme. Or, à quoi sert habituellement le bagage de connaissances d’une personne instruite sinon à l’instruction d’autres personnes ? C’est peut-être ce que suggère implicitement ce texte : cette femme, Marie, pourrait éventuellement être messagère de connaissances.
Jésus délivrera encore une femme qu’un démon retenait prisonnière de son infirmité depuis dix-huit ans (13,10-13). Elle était courbée et ne pouvait jamais se redresser complètement. Il la délivre « gratuitement », par pure bonté à son égard.
Dans un autre texte illustrant « la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit » (15,8-10), Jésus choisit l’exemple d’une femme qui, ayant perdu une de ses dix pièces d’argent, ne ménage aucun effort pour la retrouver et qui, après l’avoir retrouvée, se rassemble avec ses amies et voisines pour se réjouir. Un choix sans incidence, pourrions-nous croire. Et pourtant, n’aurait-il pas été normal, dans le contexte de l’époque, que ce soit un homme qui ait été la vedette de cette mise en scène ?
Pour illustrer la persévérance dans la prière, Jésus évoque encore celle d’une femme qui prie un juge malveillant de lui rendre justice contre son adversaire (18,1-7). Si ce juge finit par lui rendre justice tout simplement pour se débarrasser d’elle, à plus forte raison, « comment Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? »
Et finalement, Luc ne manque pas, à l’instar de Matthieu et Marc, d’insister sur la présence de femmes au moment de la sépulture de Jésus (23,55), alors que les hommes se sont enfuis, ainsi que sur la visite de ces mêmes femmes au tombeau au premier jour de la semaine, lesquelles recevront le message des anges affirmant que Jésus est vivant (24,1-11).
En conclusion
Dans un contexte socioreligieux d’exclusion des femmes de l’espace public, on ne peut qu’être ébloui de la place que Jésus, lui, leur a accordée. Il les a incluses de façon radicale à la vie des hommes. Cela ne saurait être inventé considérant, d’une part, le nombre d’attestations de cette inclusion et considérant, d’autre part, l’embarras d’une telle inclusion pour la suite de l’histoire de l’Église où on s’affairera justement à les exclure progressivement.
On ne saurait clore ce texte sans évoquer le motif banal, voire ahurissant, évoqué par les autorités de l’Église actuelle pour justifier l’exclusion des femmes au sacerdoce, celui à savoir qu’il n’y avait pas de femmes parmi les Douze. Comment Jésus aurait-il pu mettre en danger la vie des femmes en les envoyant en mission dans le contexte de l’époque ? Il est pourtant allé jusqu’à la limite de tous les possibles, et même au-delà, pour libérer les femmes. Or, aujourd’hui, on les exclut du sacerdoce et de tout rôle de gouvernance dans l’Église, et ce, soi-disant par fidélité à Jésus. Fidélité ? Ou trahison ?
Odette Mainville est auteure et professeure honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.
[1] Voici les quelques textes impliquant des femmes qui se retrouvent également en Matthieu et en Marc ou seulement avec l’un ou l’autre des deux autres synoptiques : la guérison de la belle-mère de Pierre (4,38-39), la guérison de la fille de Jaïre et de la femme hémorroïsse (8,4-56), l’obole de la veuve (21,1-4), les femmes au moment de la sépulture de Jésus (23,55) et les femmes au tombeau (24,1-11).