Le lion, symbole de l’évangile selon Marc (photo © Helen Simonsson / Flickr / CC BY-SA 2.0)
1. Avant Marc : un temps pour fabriquer des matériaux à évangile
André Myre | 11 janvier 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Un préambule en trois volets dresse d’abord la table pour reconnaître le travail des scribes chrétiens qui ont précédé Marc. Ce détour permet de mieux apprécier le génie littéraire de l’évangéliste.
Pendant 40 ans, un désert d’évangile
Après Jésus – mort le 7 avril 30 –, il s’est passé quarante ans avant qu’on puisse lire un évangile. Tout ce temps a été nécessaire, en effet, pour qu’un évangile soit pensable et possible. Il faut donc prendre conscience du fait que Paul de Tarse, le grand missionnaire des débuts de l’Église, celui qui dit propager ce qu’il appelle « mon Évangile », est mort avant d’avoir pu lire une seule ligne de ce que nous appelons un évangile. Il y avait alors des Églises un peu partout dans tout le monde méditerranéen, le christianisme était en plein essor, mais il n’y avait pas d’évangile.
D’abord des morceaux littéraires isolés
Dire cela ne signifie cependant pas que, dans le christianisme primitif, il n’y avait pas d’écrit. On connaît les lettres de Paul [1]. Mais il existait aussi d’autres textes que les siens, écrits par des lettrés qui s’étaient joints aux premières communautés. Paul parle de ces derniers dans le texte suivant :
1 Co 12,28 Parmi ceux que Dieu a posés dans les Églises, il y a premièrement les envoyés, deuxièmement les prophètes, et troisièmement les enseignants.
La fonction des « envoyés » était de parcourir le monde pour établir des communautés. Celle des « prophètes (et prophétesses) » était d’adapter la vision de Jésus aux conditions nouvelles, créées par le mouvement de l’Histoire et par l’engagement à sa suite de partisans élevés dans la culture gréco-romaine, bien différente de la sienne. Quant aux « enseignants », qui étaient des scribes, ils mettaient par écrit des souvenirs de Jésus, des paroles de prophètes et des manifestations de la vie des Églises ; ils faisaient aussi des recherches dans les Écritures [2] pour situer le tout sur une même ligne, laquelle vient des prophètes, passe par Jean et Jésus, se découvre dans le présent et se prolongera dans l’Histoire. C’est à ces lettrés que nous devons les matériaux avec lesquels l’évangile de Marc – et les autres par la suite – ont été construits [3].
Dans l’évangile de Marc, il se trouve toutes sortes de matériaux, rédigés par les scribes-enseignants, que le rédacteur a utilisés pour construire son récit. Les plus simples sont des paroles succinctes, typiques de Jésus, qui, dans le christianisme primitif, se sont d’abord transmises de façon isolée, par exemple :
1,15 Le temps est rempli et le régime de Dieu s’est rapproché.
2,17 Je ne suis pas venu appeler des gens droits mais des égarés.
9,35 Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous, et le serviteur de tous.
9,40 Qui n’est pas contre nous est pour nous.
Il y avait aussi de petites narrations imagées (les « paraboles »), qui cherchaient à faire comprendre un aspect ou l’autre du régime de Dieu, ou de la façon de vivre en attendant :
4,26 C’est comme un homme qui aurait jeté la semence sur la terre. 27 Et qu’il dorme, et qu’il se relève, de nuit et de jour, la semence même germe et croît.
Circulaient aussi toutes sortes de récits, racontant, par exemple, les débuts de Jésus en présence de Jean, des guérisons, des débats avec les scribes descendus de Jérusalem pour le confronter, etc. Souvent, les récits originaux étaient brefs, du genre :
5,25 Et une femme, étant en flux de sang, 27 toucha par derrière son manteau.
29 Et la source de son sang se dessécha.
30 Et Jésus, s’étant retourné, 34 lui dit :
Ma fille, va-t’en en paix.
La tendance de la Tradition, cependant, est d’enrober les morceaux primitifs de couches littéraires successives. Cela s’explique par le fait que, parmi les prophètes et les enseignants mentionnés plus hauts, il y avait des itinérants, qui allaient visiter les Églises fondées par les envoyés. Ce faisant, ils emportaient avec eux, sur des bouts de parchemin, les paroles et récits qu’ils connaissaient. Ils les transmettaient donc à leurs collègues sédentaires, lesquels les enrichissaient de leur savoir et les adaptaient aux besoins de leurs communautés. Ils créaient ainsi un contexte pour les paroles transmises jusque-là isolément [4], mettaient à profit leur art de raconter [5], justifiaient une parole de Jésus à l’aide d’une citation scripturaire [6], etc.
Ces morceaux littéraires gardent ainsi mémoire d’une quarantaine d’années de vie communautaire. Ils sont comme les blocs de béton fondamentaux, à partir desquels a été édifiée la maison évangile. N’eût été de ce travail de fond effectué par ses prédécesseurs, jamais Marc n’aurait pu rédiger son œuvre. En ce sens, il est heureux que nous ne sachions rien du rédacteur du premier évangile, à part son nom. Car, à proprement parler, son œuvre est le fruit d’un travail collectif.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] Certaines ont été écrites sous son nom après sa mort; celles de sa main, vraisemblablement rédigées à l’intérieur d’une quinzaine d’années à partir de l’automne 50, sont : 1 Th, 1 et 2 Co, Rm, Ph, Ga, et Phm.
[2] C’est à eux que nous devons toutes les citations scripturaires qui, dans les évangiles, sont mises dans la bouche de Jésus. Quand il discute avec ses adversaires, ce dernier raisonne à partir des exigences du régime de Dieu à venir, et non à partir d’Écritures qu’il ne peut consulter (voir la note suivante).
[3] À Rome, au premier siècle de notre ère, il y avait environ 5 % de la population qui savait lire et écrire. En Galilée, le pourcentage devait être infime, car, au VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, les Assyriens avaient vidé le pays de ses élites. Pendant des siècles, les traditions mosaïques s’y sont donc transmises de façon orale. Les scribes opposés à Jésus, dont parlent les évangiles, venaient de la Judée et étaient envoyés au Nord pour lui imposer leurs manières de faire. Il importe de garder cela en tête, quand on lit l’évangile : Jésus et ses partisans étaient des illettrés (sauf exceptions : Lévi, par exemple). Ne sachant pas lire, Jésus ne pouvait pas consulter les Écritures; et, ne sachant pas écrire, ses partisans n’ont pas rédigé d’évangile.
[4] Voir les contextes dans lesquels se retrouvent les quatre paroles isolées citées plus haut.
[5] Voir, par exemple, l’art de raconter à l’œuvre dans le récit de guérison de la femme en flux de sang (5,25-34), ou dans la guérison de l’homme à la Légion (5,1-20), ou dans le récit rendant compte de la mort de Jean (6,17-29).
[6] Voir Mc 12,18-27.