Le lion, symbole de l’évangile selon Marc (photo © Helen Simonsson / Flickr / CC BY-SA 2.0)
2. Avant Marc : des rassemblement de textes
André Myre | 8 février 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Un préambule en trois volets dresse d’abord la table pour reconnaître le travail des scribes chrétiens qui ont précédé Marc. Ce détour permet de mieux apprécier le génie littéraire de l’évangéliste.
Pour composer son évangile, Marc s’est servi de toutes sortes de morceaux littéraires disparates, qu’il n’avait pas écrits lui-même mais qui provenaient d’un peu partout dans le monde méditerranéen. Il ne disposait cependant pas que de morceaux, il avait également sous les yeux des rassemblements de péricopes [1].
Avant Marc, en effet, des scribes avaient entrepris de colliger des textes qui circulaient de façon isolée. Marc disposait d’un certain nombre de ces rassemblements et, bien qu’il les ait adaptés aux objectifs de son récit, on les reconnaît encore dès que l’on se met à parcourir son évangile : série de péricopes agencées sur le modèle d’une journée (1,21-39), ou de débats (2,1–3,6), ou encore de paraboles (4,1-34), trois groupes de trois gestes puissants de Jésus (4,35–5,43 ; 6,30-56 ; 7,24–8,9) [2]; suite de paroles unies par les mots-crochets « confiance », « démobiliser », « feu » et « sel » (10,41-49), chapitre d’exhortations sur les derniers temps (ch. 13).
Des pratiques qui évoluent
Comme les premiers morceaux littéraires, ces agencements de péricopes répondaient à des besoins d’Églises. Et les scribes qui rassemblaient paroles et récits étaient centrés sur ces besoins. Ils utilisaient donc les matériaux dont ils disposaient pour parler à leurs gens, quitte à leur faire dire des choses différentes de ce qu’ils signifiaient à l’origine. J’en donne un exemple, situé à l’intérieur de la suite de débats du début de l’évangile (2,1–3,6). Un jour, les adversaires de Jésus lui reprochent de mal former ses partisans, puisque ceux-ci ne jeûnent pas comme ils le devraient (2,18). Jésus leur répond qu’au cours d’une fête de mariage, ce n’est pas le temps de jeûner (2,19a). Le débat primitif se terminait là-dessus, le Nazaréen n’avait pas la tête au jeûne [3]. Au cours de la transmission, du récit, cependant, un scribe postérieur a ajouté ceci :
2,19b Aussi longtemps qu’ils ont le marié avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Viendront cependant des jours où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront ce jour-là.
Ce scribe témoigne d’une pratique de son Église, qui, sans doute à la suite d’une directive formulée par un prophète chrétien, s’éloigne de la façon de faire de Jésus, tout comme de la pratique antérieure de la communauté. Décision a été prise de jeûner le vendredi, jour de la mort de Jésus, la raison donnée étant que le temps d’après la mort de ce dernier est différent de celui d’avant. La communauté s’est entendue sur un compromis : on jeûne, en dépit de la pratique de Jésus, mais sans le faire le même jour que les autres. Et l’énoncé de la mesure est mis dans la bouche de Jésus.
Une vie reconstruite et réinterprétée
Tout cela est très important pour bien interpréter l’évangile de Marc. Il faut d’abord reconnaître que l’évangéliste a reçu l’ensemble des textes dont il disposait dans le désordre. Ceux-ci avaient été composés un peu partout dans le monde méditerranéen, sur une période de quarante ans, pour répondre à des besoins communautaires, et sans aucune référence à une chronologie quelconque ancrée dans la vie de Jésus [4]. Il faut donc admettre qu’en ordonnant les péricopes de son évangile Marc est guidé par les impératifs de sa rédaction et non pas par le cours des événements dans la vie historique de Jésus, dont il ne sait que peu de choses.
En second lieu, beaucoup plus important, il faut prendre conscience du fait que tous les matériaux littéraires utilisés par l’évangéliste ont été rédigés par des scribes chrétiens, et sont donc imprégnés de la foi en Jésus Christ. Un évangile s’aborde donc comme une fouille archéologique : plus on creuse, plus on s’éloigne dans le temps. Le Jésus réel ne se trouve donc pas à la surface du texte, mais en profondeur. Pour le rejoindre, il faut partir du texte de Marc, traverser les différentes couches qui témoignent de l’activité des scribes qui sont intervenus dans les péricopes utilisées par Marc et qui sont donc imprégnées de foi chrétienne, pour tenter de juger, à partir du niveau le plus ancien, s’il a conservé ou non une trace de Jésus. L’entreprise est délicate, mais très profitable, parce qu’elle met en contact avec la vie du christianisme primitif, et fait découvrir combien intelligents et inventifs étaient les scribes de jadis. L’évangile de Marc est un écrit beaucoup plus sophistiqué qu’on le pense. Pour le comprendre, il faut cependant le lire, et le lire en entier. Il n’a presque rien à dire à quiconque l’aborde comme une série de petits bouts de textes déconnectés.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] Une péricope est un texte d’évangile qui forme un tout. Les péricopes de l’évangile de Marc sont d’ordinaire des récits : baptême, guérison, débat, parabole, etc.
[2]
Dans le premier regroupement, pour obtenir un ensemble de trois, il a inséré la guérison de la femme en flux de sang à l’intérieur du récit de réanimation de la fille de Jaïre, considérant qu’il rédigeait ainsi une seule péricope.
[3]
La communauté du scribe qui écrit un tel récit est située dans une société où les comportements sociaux sont strictement régis. Dans ce genre de milieu, une activité telle que le jeûne n’est pas le fruit d’une initiative personnelle, mais est prescrite par le code de comportement que tous sont obligés de suivre. C’est pourquoi, un individu ou un groupe qui s’abstient de jeûner va nécessairement s’attirer les remontrances des familles, de l’entourage et des autorités. Et les conséquences peuvent être dramatiques : rejet par le milieu, perte d’emploi, etc.
[4]
Bien sûr que les évangélistes vont situer au début la rencontre avec Jean, et la mort à la fin… Ceci dit, il est remarquable, par exemple, que Jean ait placé le geste de Jésus contre le Temple au début de son évangile (2,13-17), alors que Marc l’a raconté à la fin, en en faisant l’occasion de l’arrestation de Jésus (11,15-18).