Le lion, symbole de l’évangile selon Marc (photo © Helen Simonsson / Flickr / CC BY-SA 2.0)
3. Avant Marc : une source de paroles de Jésus
André Myre | 8 mars 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Un préambule en trois volets dresse d’abord la table pour reconnaître le travail des scribes chrétiens qui ont précédé Marc. Ce détour permet de mieux apprécier le génie littéraire de l’évangéliste.
Il existe, dans la littérature évangélique, un ensemble de paroles de Jésus contenues dans une source littéraire très importante, mais qui, malheureusement, reste à peu près inconnue du grand public [1]. Comme tel, cet écrit n’a rien à voir avec l’évangile de Marc, mais en tant que suite de paroles, il poursuit le travail de rassemblement qui s’est effectué dans la tradition avant Marc. De plus, comme on va le voir, il est indissociable du premier évangile.
À la recherche de la Source
Il faut dire d’abord que nous parlons d’une source jadis réelle, mais qui n’existe plus de nos jours, sinon à l’intérieur des évangiles de Matthieu et de Luc. Il faut savoir, en effet, que, pour rédiger leur texte – ce qu’ils ont fait indépendamment l’un de l’autre –, ceux-ci ont utilisé divers matériaux littéraires, en particulier l’évangile de Marc dont chacun reprend substantiellement le contenu. Mais ils disposaient aussi d’un autre document, la source Q. Ce document – faut-il le répéter ? – n’existe pas sous forme manuscrite. Il ne se trouve nulle part ailleurs qu’à l’intérieur des évangiles de Matthieu et de Luc, et c’est à partir de là qu’on peut se mettre à sa recherche.
Il n’existe qu’une façon d’avoir aujourd’hui accès à la Source. Il faut d’abord rassembler l’ensemble des textes que Matthieu et Luc ont en commun, en les mettant à part de ceux qui proviennent de Marc. Ensuite, le travail consiste à comparer les deux versions, en tenant compte des façons d’écrire des deux évangélistes, dans le but de dégager le texte qu’ils ont présumément utilisé [2].
La Source a été directement rédigée en grec. Le milieu géographique d’origine est celui de la campagne galiléenne, avec ses petites villes et villages. La Source serait donc née près de la frontière entre la Syrie et la Galilée, là où la langue d’usage était le grec. Il est raisonnable d’affirmer que la Source date de la première moitié des années 50, soit une vingtaine d’années après la mort de Jésus, et une quinzaine avant la rédaction de l’évangile de Marc [3].
Nous ne sommes pas sûrs de posséder le début exact de la Source, ni la fin. Quant à son contenu, bien sûr que nous disposons des textes que Matthieu et Luc ont en commun. Mais rien ne permet d’affirmer qu’ils ont tous les deux intégré à leur œuvre l’ensemble des textes de la version du document dont ils disposaient.
Caractéristiques de la Source
Q est essentiellement une suite de paroles [4]. Pour rédiger leur évangile, Matthieu et Luc se sont donc servis de Marc, un document surtout composé de récits, et de Q, un texte surtout fait de paroles. En règle générale, Matthieu semble celui qui a le mieux conservé le mot-à-mot du document original, tandis que Luc paraît le plus fidèle à l’ordre des péricopes [5].
La Source se surpasse dans le portrait global qu’elle donne de l’interpellation lancée par le Nazaréen. Elle lui a conservé sa fougue, son radicalisme, ses jugements à l’emporte-pièce, son espérance à toute épreuve, sa colère sourde, son orientation sans faille.
La Source a été rédigée par des scribes chrétiens, qui vivaient dans des communautés fortement influencées par des partisans de Jésus extérieurs au cercle des Douze. Elle est le témoin d’un christianisme différent de celui de Jérusalem, celui dont Paul s’est emparé des différents concepts pour les propager dans tout le monde méditerranéen. La Source, par exemple, ne s’intéresse pas à la mort salvifique de Jésus, ni à sa résurrection, de même qu’elle ne le proclame pas messie et ne lui rend pas de culte. Elle a d’autres mots et concepts pour dire sa foi, ce qui n’est pas anodin.
La dernière question, à la fois délicate et cruciale, concerne donc l’identité de la Source. S’agit-il d’un document « chrétien » ? La Source représente une façon originale, inédite, d’avoir foi en Jésus. Son existence même témoigne du fait qu’à l’origine la foi s’est dite de plusieurs façons. La Source a l’art – influence du Nazaréen, serais-je porté à dire – de relativiser tout ce qui est système de pensée, organisation, institution, culte, rite. Pour la Source, l’enjeu fondamental est celui de l’existence. En cela, elle a un rôle extrêmement important à jouer. Cependant, pour qu’elle puisse se faire entendre, il faut résister à la tentation de la juger à l’aune de quelque kérygme ou credo que ce soit. La seule mesure qui vaille pour elle est la valeur des êtres humains qui ont décidé de suivre le chemin de vie qu’elle trace.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] Un mot s’impose sur son nom, la source « Q », qui sonne plutôt mal en français. C’est la faute aux Allemands. Ce sont eux qui, vers le milieu du XIXe siècle, ont orienté la recherche sur la piste de ce document, et comme, en allemand, le mot « source » se dit Quelle (se prononce kvelleu), ils se sont servis de la première lettre de ce mot pour la nommer, appellation qui lui est restée. Le texte en question n’a rien à voir avec les manuscrits découverts à Qoumrân. La méprise, courante, vient du fait que les deux mots commencent par la lettre Q.
[2] Pour en savoir davantage, voir A. Myre, La source des paroles de Jésus, Montréal, Novalis, 2011 (la source Q y est reconstituée, traduite, présentée et commentée).
[3] La Source n’est pas considérée comme un évangile parce qu’elle ne contient pas de récit de la Passion.
[4] Dans l’état actuel des choses, Q contient trois récits (4,1-13; 7,1.3.6b.9; 11,14), sans parler de quelques mots ou lignes qui introduisent des paroles (3,2b-3a.7a.21;6,20a; 7,18.24a; 9,57-59; 10,2,21a; 11,15a.16. 17a). En dehors des deux premiers récits, le nom de Jésus n’est mentionné qu’en 3,21 et 9,58.
[5] C’est pourquoi, dans la recherche exégétique, les références à la Source suivent le déroulement de l’évangile de Luc. Par exemple, dans la Source, le Notre Père se trouve en Q 11,2-4; pour le trouver dans une bible, il faut donc aller voir Luc 11,2-4. Au minimum, la Source comprenait, selon un ordre reconstitué, les textes suivants : Q 3,2b.3a.7-9.16b-17.21; 4,1-4.9-12.5-8.13; 6,20-23.27-28.35.29.30-32.34.36-49; 7,1.3.6b.9.18-19.22-35; 9,57-60; 10,2-16.21-24; 11,14-15.17-26.16.29-35.42.39b.41.43-44.46b.52.47-51; 12,2-12.33-34.22b-31.39-40.42-46.49.51.53-56.58-59; 13,18-21.24-27.29.28.30.34-35; 14,11.16-21.23.26-27; 17,33; 14,34-35; 16,13.16-18; 17,1-2; 15,4-5a.7-10; 17,3-4.6.20-21.23-24.37.26-27.30.34-35; 19,12-13.15-24.26; 22,28.30.