L’évangéliste Marc. Guido Reni, 1621. Huile sur toile, 78 x 65 cm. Bob Jones University, Greenville (WikiArt).
4. Marc, un auteur qui veut se faire comprendre
André Myre | 12 avril 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Dans ce texte, l’auteur se concentre sur le projet littéraire de l’évangéliste et sur l’importance du premier verset qui l’exprime de manière succincte.
Quand Marc envisage la rédaction de son évangile, il a, sur sa table de travail, tous les morceaux du puzzle. Sauf que l’image finale n’existe pas encore. Il doit d’abord la créer dans sa tête, pour ensuite la réaliser à l’aide des matériaux dont il dispose. Il faut bien voir, cependant, qu’aucun de ces textes n’a été rédigé en ayant en vue son projet d’écriture à lui. Il doit donc retailler, retoucher chacun d’eux, pour les adapter à l’endroit précis où il les place ; et il lui faut même en créer d’autres quand il n’en trouve pas pour exprimer ce qu’il veut dire. En abordant l’évangile, il faut avoir ceci bien en tête : ce qui guide Marc, ce n’est pas le sens qu’avait chaque morceau avant qu’il l’utilise, mais celui qu’il veut lui donner en l’insérant dans son écrit. Et cela, il le dit très bien dès les premiers mots de son récit :
1,1 Commencement de la bonne nouvelle, à savoir que Jésus est messie, fils de Dieu.
Ces mots sont d’importance capitale, si on veut comprendre quelque chose à son évangile.
Mais ces mots, qui ont l’air relativement simples, doivent s’interpréter selon le sens qu’ils avaient quand Marc les a utilisés. Heureusement, ailleurs dans le Nouveau Testament, nous disposons de textes qui nous permettent d’avoir accès au sens que l’évangéliste avait en vue. J’en cite deux. Le premier est de Paul, selon qui l’Évangile de Dieu concerne son fils : « […] né du sperme de David, à la manière de la chair, établi fils de Dieu avec puissance, à la manière du souffle de sainteté, à partir de la résurrection des morts, Jésus, messie, notre seigneur. » (Rm 1,3)
Luc, de son côté, dit sensiblement la même chose : « C’est même seigneur et messie que Dieu l’a fait, ce Jésus que vous vous aviez crucifié. » (Ac 2,36)
Souvent, dans le Nouveau Testament, on dit de Jésus qu’après sa mort, il a été « élevé à la droite de Dieu », la « droite » étant, dans la vision politique du temps, le lieu du pouvoir. En effet, quand le souverain apparaissait en public, le personnage placé à sa droite était celui qui exerçait le pouvoir à sa place (comme, en France, le premier ministre le fait pour le président, ou, en Angleterre, au service de la reine). Dans le Nouveau Testament, la foi courante est qu’après sa mort, Jésus a reçu l’exercice du pouvoir suprême – lequel porte le nom de « souffle saint ». Et, comme il est d’usage de donner un ou plusieurs titres à quiconque exerce un pouvoir, le Nouveau Testament décerne couramment à Jésus ceux de messie, fils de Dieu et seigneur, qui sont précisément ceux qu’en Israël on attribuait au souverain.
Tout cela permet de comprendre le message fondamental que Marc a adressé à ses lectrices et lecteurs dès les premiers mots de son évangile. Certes, il va leur parler de Jésus, leur dit-il, mais il va le faire sous l’angle précis de l’exercice de la seigneurie que ce dernier a reçue de Dieu après sa mort, ce qui l’a établi messie et fils de Dieu. En rédigeant ce premier verset, Marc invite donc les siens à développer un mode inédit de lecture quand ils abordent son évangile. Ils doivent en effet se préparer à rencontrer non pas une biographie de Jésus ou une histoire de ses faits et gestes, mais un récit illustrant le mode de fonctionnement du seigneur Jésus parmi eux. Dans son évangile, ce n’est pas d’abord le personnage historique que l’on rencontre, mais l’homme transcendant qui vit aux côtés de Dieu. Ce que Marc veut faire comprendre, c’est que le Jésus messie et fils de Dieu fait la même analyse de la réalité que le Jésus de jadis.
J’illustre cette lecture par quelques versets tirés de Mc 8,29-34. Jésus demande à ses partisans ce qu’ils pensent de lui. Au nom des autres, Pierre répond : « Toi, tu es le messie » (v. 29). Mais Jésus les « menace » – verbe que Marc utilise quand Jésus se prépare à chasser un démon – « afin qu’ils ne disent rien de lui à personne » (v. 30). Et il poursuit en disant que « l’Humain » (fils de l’homme) doit souffrir et être tué (v. 31). Mais Pierre, qui ne veut rien savoir d’un tel sort « menace » Jésus à son tour, pour qu’il cesse de dire de telles choses (v. 32). Aussi, ce dernier menace-t-il Pierre à nouveau en le traitant de « satan » (v. 33). Et il poursuit sur un enseignement à l’intention de quiconque veut l’accompagner : il lui faudra être prêt à porter sa croix pour le suivre (v. 34).
Marc, on le voit, a rédigé un échange extrêmement musclé entre Pierre et Jésus. Et il faut une raison très grave pour écrire un tel dialogue. Or, il s’agit d’un échange qui n’a jamais eu lieu, parce que, du vivant de Jésus, ce n’est pas à l’aide des catégories du roi qu’on interprétait sa vie, mais de celles du prophète [1]. La rencontre est donc une création de Marc pour dire à son Église quelque chose d’essentiel sur la foi en Jésus. C’est vrai qu’il est le messie et le fils de Dieu, et qu’il a la puissance d’action de Dieu à sa disposition. Mais il reste Jésus, lequel est mort sur la croix pour s’être opposé, en authentique prophète, au système injuste dans lequel il vivait. Or, en tant que seigneur, messie et fils de Dieu, il n’enlèvera pas, ni même n’adoucira, les souffrances qu’endureront celles et ceux qui s’engageront à sa suite de la part de leur propre système. Ce qu’il y a de paradoxal, dans tout ça, c’est que d’un côté, historiquement, cette scène n’est pas « vraie », mais que, de l’autre fondamentalement, elle le soit. Quiconque a déjà entrepris de suivre Jésus le sait dans sa chair. Mais quiconque en refuse la réalité, comme le Pierre de la scène, se fait illusion. Marc a écrit son évangile pour que ses lectrices et lecteurs comprennent cette réalité extrêmement dure à admettre. Il était loin de s’imaginer qu’à partir de son évangile et de ce qu’il avait à dire du messie et du fils de Dieu, on se ferait une image absurde de Jésus, le glorifiant par exemple d’avoir « marché sur les eaux », alors que lui voulait dire que le seigneur Jésus était aux commandes de l’univers.
Il faut bien comprendre le premier verset de Marc, si on veut lire l’évangile « comme du monde ».
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] Les partisans de Jean Baptiste ont vu en lui le nouveau prophète Élie tant attendu (Mal 3,23 ; Lc 1,17), et Jésus a fait de même (Mc 9,13). Au cours de sa vie, ce dernier a été compris comme ayant joué vis-à-vis de Jean le rôle du prophète Élisée par rapport à Élie. Par la suite, les premiers chrétiens de Galilée l’ont considéré comme le nouveau prophète de type Élie-Élisée, puis comme l’Humain destiné à juger l’ensemble de l’humanité. C’est à Jérusalem, ville royale de David, que les scribes chrétiens ont développé les catégories messianiques pour exprimer la foi en lui, lesquelles ont été par la suite disséminées par Paul dans le bassin méditerranéen. C’est pourquoi les livres qui sont proches du christianisme galiléen, comme la source Q ou l’évangile de Jean, utilisent surtout les catégories de l’Humain pour parler de Jésus. Ce qui n’est pas le cas de Marc – qui a subi l’influence de Paul –, ni de Mt et Lc qui se basent sur son évangile. Les synoptiques considèrent donc Jésus surtout comme messie, fils de Dieu et seigneur.