Les saintes femmes au tombeau. William-Adolphe Bouguereau, 1876. Huile sur toile. Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (Wikimedia).
L’absence de récit d’apparition en Marc
Odette Mainville | 5 avril 2021
[Les femmes] sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversée ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur. (Marc 16,8)
Trois des quatre évangiles se terminent par des récits d’apparition : aux femmes revenant du tombeau et aux Onze en Galilée, en Matthieu ; aux disciples d’Emmaüs, à Simon (Pierre) et aux Onze, à Jérusalem, en Luc ; à Marie de Magdala, aux Onze en l’absence de Thomas et, huit jours plus tard, aux Onze incluant Thomas, à Jérusalem, en Jean [1] ; mais en Marc, l’ange au tombeau charge tout simplement les femmes d’informer les disciples qu’ils doivent retourner en Galilée, là où ils verront le Ressuscité (Mc 16,8). Ainsi s’achevait l’évangile de Marc dans sa forme primitive, sans que nous ayons de récit de cette apparition annoncée ni même de confirmation qu’elle a eu lieu [2].
Pour éclairer la suite de notre propos, il est important de prendre en considération les dates de rédaction de chacun des quatre évangiles : Marc, vers 65-70, Matthieu et Luc, vers 85-90 et Jean, vers 90-100.
On proclame la résurrection, mais on ne la raconte pas
Au cours des premières années du christianisme, on ne retrouve aucun récit d’apparition. On connait, par ailleurs, une liste d’apparitions, la plus ancienne, celle évoquée par Paul en 1 Co 15,5-8, laquelle liste aurait fait partie d’un credo remontant aux toutes premières années de l’Église. Une liste qui s’en tient effectivement à une énumération, selon l’ordre chronologique suivant : à Céphas (Pierre), aux Douze, à cinq cents frères à la fois, à Jacques et aux apôtres (à ne pas confondre avec les Douze, car il s’agit plutôt, ici, de ceux qui partaient en mission [3]) et en dernier lieu, à Paul, lui-même.
Du point de vue historique, la chronologie dont fait état cette liste semble tout à fait crédible, considérant que la christophanie avait un objectif missionnaire, soit celui d’inciter à reprendre le message de Jésus et de le répandre à travers le monde. Il était donc logique que les premiers informés de sa résurrection fussent ceux qu’il avait formés. On comprend, par ailleurs, que la toute première apparition de la liste soit à l’intention de Pierre ; une apparition qui s’imposait d’abord, car celui qui avait renié Jésus n’aurait pas pu reprendre le leadership du groupe sans une approbation préalable du Ressuscité, lui-même. Vient en second lieu l’apparition aux Douze, puis celle aux ‘cinq cents frères’, cette dernière n’étant mentionnée nulle part ailleurs. On peut alors supposer qu’elle ait eu pour rôle de confirmer l’exactitude du témoignage des Douze, qui proclamaient que Jésus était vivant. On évoque ensuite une apparition à Jacques, frère du Seigneur, qui deviendra chef de l’Église de Jérusalem ; une autre apparition qui s’imposait sachant que Jacques et ses autres frères avaient tenté de freiner la mission de Jésus, croyant qu’il avait perdu la tête (Mc 3,21). Quant à l’apparition dite aux ‘apôtres’, elle avait surement pour but de stimuler leur apostolat missionnaire. Enfin, le motif de la christophanie à Paul est si évident qu’il se passe de justification.
Cette liste permet donc de comprendre qu’une apparition n’avait rien d’une visite de courtoisie, mais qu’elle avait bel et bien pour objectif d’initier la mission fondatrice. Elle avait effectivement pour objectif d’attester que Dieu avait relevé Jésus de la mort, confirmant de ce fait que tout ce qu’il a enseigné au cours de sa mission terrestre recevait l’approbation intégrale de Dieu. Les bénéficiaires d’apparition comprenaient, en conséquence, que désormais, la seule façon d’accomplir pleinement la volonté de Dieu était de reprendre le message de Jésus et de le répandre à travers les nations.
Qu’est-ce alors qu’une apparition ?
Il convient maintenant de tenter une définition de la christophanie. À cette fin, je reprends les mots de mon texte publié dans Jésus est-il ressuscité ? Et nous ? (Fides, 2011, p. 21-22) :
« Il faut exclure la matérialité corporelle du Vivant (…) On pensera plutôt à une rencontre de foi, à une vision ou à une expérience faisant appel aux sens internes. Le temps d’un flash, mais qui ne laisse place à aucun doute. Quelque chose qui pourrait avoir à faire avec l’expérience de la rencontre béatifique avec le Christ, au-delà de notre mort » (laquelle ne nécessitera évidemment plus l’apport des sens externes).
La christophanie s’avérant une expérience sans précédent, on n’avait donc aucun référent apte à la décrire pleinement. Cela explique qu’on ait d’abord dû s’en tenir à témoigner de l’expérience sans la raconter. Par ailleurs, comme la croyance de l’époque voulait qu’à la fin des temps, Dieu établirait son Règne, on a cru, au cours des premières décennies de l’Église, que la résurrection de Jésus marquait le début de cette ère nouvelle et qu’il allait effectivement revenir établir le Règne de Dieu sur terre (voir 1 Co 15,51 ; 1 Th 4,15). Mais en raison de son retard, pour les besoins de la catéchèse et pour répondre aux questionnements de ceux qu’on évangélisait, mais aussi pour continuer à nourrir l’espérance, on en vint progressivement à matérialiser cette expérience de rencontre avec le Ressuscité, jusqu’à l’inscrire dans des narrations aussi colorées que celles que l’on retrouve en Matthieu, Luc et Jean. Il suffit d’ailleurs de noter les incohérences entre les récits résurrectionnels de ces trois évangiles quant aux lieux où les apparitions seraient advenues, par exemple, soit Jérusalem ou la Galilée, pour saisir que les détails de ces récits ne prétendent pas à l’historicité, mais qu’ils servent plutôt les besoins théologiques de chacun de ces évangélistes.
Conclusion
Ce serait donc le retard de ce retour attendu du Ressuscité qui aurait entrainé les développements narratifs autour de l’expérience christophanique initiale. Or, même au moment de la rédaction de l’Évangile de Marc, le développement narratif des récits n’avait manifestement pas encore eu lieu. On n’en était encore, semble-t-il, qu’à strictement proclamer le fait que Jésus était ressuscité.
Ainsi, considérant que la rédaction de l’Évangile de Marc n’advient qu’autour de trente-cinq à quarante ans après la mort de Jésus, on comprend alors qu’il a effectivement fallu beaucoup de temps avant que l’on commence à élaborer des récits autour de l’expérience de l’apparition, puisque Marc, justement, n’en contient encore aucun.
Odette Mainville est auteure et professeure honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.
[1] Jean 21 fait état d’une autre apparition, au bord du lac, à un groupe de disciples, dont Jean, ce ‘disciple que Jésus aimait’, et Pierre. Il est cependant reconnu qu’originellement ce chapitre ne faisait pas partie du 4e évangile. L’apparition qui y est relatée aurait été l’occasion, d’une part, de mettre en valeur le disciple Jean, à qui on attribue le quatrième évangile ; d’autre part, et surtout, de permettre à Pierre de faire acte de réparation relativement à son reniement, alors que, justement, au cours de cette apparition, le Ressuscité lui pose trois fois la question : « Pierre, m’aimes-tu ? »
[2]
Les versets 9-20, connus sous l’appellation ‘finale longue’ de Marc, ne faisaient effectivement pas partie de cet Évangile, mais en seraient plutôt un ajout tardif, offrant une liste, non exhaustive cependant, d’apparitions qui se trouvent à la fin des trois autres évangiles, dont celle à Marie de Magdala, aux disciples d’Emmaüs et aux Onze.
[3]
La signification grecque du mot ‘apôtre’ était justement ‘envoyé’.