Jésus chasse un démon. James Tissot, entre 1886 et 1894. Aquarelle opaque et graphite sur papier vélin gris, 20,6 x 16,8 cm. Brooklyn Museum, New York.
5. Des gestes qui parlent
André Myre | 10 mai 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Dans ce texte, l’auteur s’attarde sur la journée inaugurale du ministère de Jésus et sur le sens de son premier geste : la guérison d’un possédé.
Après avoir rédigé l’introduction à l’évangile, et raconté l’appel de ses quatre premiers partisans [1], Marc entreprend de raconter une journée dans la vie de Jésus. Un prédécesseur de l’évangéliste avait déjà entrepris de rassembler trois épisodes, en les concentrant dans une période de vingt-quatre heures :
- un matin, dans la maison de Simon, Jésus guérit la belle-mère de ce dernier ;
- comme c’est le sabbat, et que ce jour-là il est défendu de transporter un malade à moins qu’il soit en danger de mort, les gens attendent que le soir soit tombé pour lui amener leurs malades avec l’espoir qu’il les guérisse ;
- puis, au cours de la nuit, Jésus se lève pour aller prier, seul, et, le matin, quand il se lève, ne le trouvant pas, Simon se met à sa recherche.
Vingt-quatre heures se sont passées ; quand elle est ainsi racontée, il est facile de se souvenir de cette suite d’événements [2]. Et, à la lire, il est remarquable que les trois récits qu’elle contient soient coulés dans un style identique – une série de petites phrases introduites par des « et » caractéristique de l’hébreu.
Ce qui est remarquable, pour notre propos, c’est que Marc a décidé d’introduire ce qu’on appelle traditionnellement « la journée de Capharnaüm » par un récit d’une autre provenance. C’est qu’il était très important pour lui que le premier geste de Jésus, dans l’ordre de la proclamation du sens du régime de Dieu, soit un exorcisme. Et comme, dans son évangile, il s’agissait de son premier récit de guérison, il a mis beaucoup de soin à préciser ce qu’il voulait dire pour que son texte soit bien interprété.
À l’intérieur de la traduction ici offerte, j’ai inscrit en caractères gras les passages que je considère comme relevant de l’activité littéraire de Marc lui-même :
21 Et ils entrent dans Capharnaüm. Et aussitôt, le sabbat, étant entré dans l’assemblée, il enseignait. 22 Et ils étaient étonnés de son enseignement, car il était les enseignant comme ayant pouvoir, et non comme les scribes. 23 Et aussitôt, dans leur assemblée, il y avait un homme avec un souffle malfaisant, et il hurla, 24 disant :
Qu’y a-t-il entre toi et moi, Jésus le Nazarénien ? Es-tu venu nous perdre ? Je sais qui tu es : le saint de Dieu.
25 Et Jésus le menaça, disant :
Tais-toi ! et sors de lui.
26 Et le souffle malfaisant, l’ayant secoué et clamé d’une grande voix, sortit de lui. 27 Et tous furent stupéfaits de sorte qu’ils discutaient entre eux, disant :
- Qu’est cela ?
- Un nouvel enseignement, avec pouvoir.
- Et il donne ses ordres aux souffles malfaisants, et ils lui
obéissent !
28 Et la rumeur à son sujet sortit aussitôt partout, dans toute la région environnante de la Galilée.
Les interventions de l’évangéliste sont de plusieurs ordres. D’abord, le rédacteur doit situer l’épisode à l’intérieur du récit global de son évangile. Ainsi, quand on lit la péricope [3] en entier, on note que Jésus y est seul en présence des témoins de son geste; or, le récit commence par un verbe au pluriel : « Et ils entrent dans Capharnaüm » ; c’est que Marc fait un lien avec l’appel des quatre premiers partisans qu’il vient de raconter (vv. 16-20), et qu’il a l’intention de les intégrer dans la journée [4]. Il faut ensuite noter les trois « aussitôt » du récit [5]; Marc raffole des suites de trois, et il affectionne particulièrement l’adverbe « aussitôt » qu’il faut prendre au sens large, davantage comme un « alors » qu’un « immédiatement ». Il faut aussi signaler l’expression que Marc utilise pour désigner l’endroit où se passe l’exorcisme, soit « dans leur assemblée » (v. 23); en parlant ainsi, il crée une distance entre Jésus et l’assemblée de Capharnaüm, contrôlée par des scribes en provenance de Jérusalem; cette distance, il va passer son évangile à la creuser. Dans le dernier verset, enfin, en écrivant que la rumeur touchant Jésus s’étend à toute la Galilée, Marc prépare le terrain pour la décision de Jésus de quitter Capharnaüm, dont il va parler à la fin du dernier épisode de la journée (v. 38).
Ce qui caractérise surtout l’épisode, cependant, et qui va marquer la présentation que Marc fait de Jésus dans son évangile, c’est la manière dont il interprète le récit d’exorcisme qu’il rapporte, et, par conséquent l’ensemble du comportement de Jésus :
21 Et … il enseignait.
22 Et ils étaient étonnés de son enseignement, car il était les enseignant comme ayant pouvoir, et non comme les scribes.
27 Et tous … disa(ie)nt :
- Qu’est cela ?
- Un nouvel enseignement, avec pouvoir.
Ces quelques versets permettent de comprendre une caractéristique surprenante de Marc : c’est l’évangile qui parle le plus souvent de l’enseignement de Jésus, tout en étant celui au cours duquel Jésus parle le moins. L’évangéliste s’explique ici là-dessus. C’est que, selon lui, Jésus parle par ses gestes. Il enseigne par ce qu’il fait, puisque ses gestes sont parlants. C’est là une clef essentielle pour comprendre son évangile. Le Jésus de Marc n’a pas de théorie à offrir sur le régime de Dieu, sur Dieu lui-même ou sur l’espérance. Pour Marc, Jésus n’a rien à dire, rien d’autre que ce que proclame ce qu’il fait. C’est pourquoi son enseignement est particulièrement rempli de « pouvoir ». C’est le pouvoir de quelqu’un qui prend sur lui de changer les choses, révélant ainsi que le changement radical est en vue.
Je me permets de terminer en insistant sur l’importance de la vision de Marc. Selon lui, l’évangile n’est pas une proclamation sur Jésus Christ, mais un appel à agir de telle sorte que les gestes posés en son nom soient parlants pour ceux et celles qui en sont témoins. Selon Marc, les partisans de Jésus n’ont rien à dire et tout à faire. Une dure leçon, que croyantes et croyants ont beaucoup de peine à apprendre.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] Introduction (1,1-15), appel des partisans (vv 16-20). Jésus n’appelle pas les siens à suivre un maître qui leur donnerait un enseignement théorique, mais à « prendre parti » dans la ligne de l’interpellation lancée par un prophète. Ce ne sont donc pas des « disciples » que Jésus interpelle, mais des « partisans ».
[2]
Guérison de la belle-mère (vv 29-31), guérisons multiples (vv 32-34), Jésus s’éclipse et Simon part à sa recherche (vv 35-39).
[3]
Une « péricope » est un morceau autonome d’évangile; la journée marcienne de Capharnaüm, par exemple, contient quatre péricopes (vv 21-28; 29-31; 32-34; 35-39).
[4]
Seul Simon était mentionné dans la journée traditionnelle dont Marc disposait; celui-ci fait donc explicitement mention dès trois autres dans le deuxième épisode, à la fin du v 29, mais il les voulait présents dès le début, de là le « ils entrent » du v 21. Cette façon d’écrire traverse l’évangile en entier, elle est due au fait que le rédacteur doit ajuster l’un à l’autre des morceaux littéraires d’origine disparate.
[5] Versets 21, 23 et 28.