Le paralytique descendu du toit (détails). James Tissot, 1886-1896.
Aquarelle opaque et graphite, 23,7 x 16,7 cm. Brooklyn Museum, New York..
6. Le système dit non à Jésus
André Myre | 14 juin 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. La journée inaugurale est suivie d’une série de controverses avec les autorités où le sort de Jésus est scellé : il doit périr.
Le Jésus de Marc, dans le premier chapitre du récit, accomplit une série impressionnante de guérisons. Puisqu’ils ont un sens, ces gestes sont, pour le rédacteur, un enseignement ; ils parlent à celles et ceux qui en sont les témoins. À ce point de l’évangile, cependant, les lectrices et lecteurs n’ont qu’une faible idée de l’impact de l’activité de Jésus sur sa société. Marc va les éclairer dans le chapitre suivant.
Désaccord en cinq temps
En une trentaine de versets, l’évangéliste raconte, en rafale, cinq controverses qui surviennent entre Jésus et les scribes du mouvement des Séparés (« Pharisiens »), envoyés de Jérusalem pour inculquer aux Galiléens les façons de faire de Jérusalem. Voici des extraits de chacune, suivis d’un bref commentaire.
2,3 Et ils viennent, amenant auprès de lui un paraplégique porté à quatre. 5 Et, ayant vu leur confiance, Jésus dit au paraplégique :
Mon garçon, tes égarements sont rectifiés.
6Quelques-uns des scribes, cependant, étaient assis là, et s’objectant dans leurs cœurs :
7 Il blasphème.
Jésus guérit un paraplégique, un homme physiquement incapable de marcher, et donc symbole du « pécheur » [1], un être mal orienté dans la vie. Le malade est arrêté, il ne peut pas avancer. En le guérissant, par conséquent, Jésus le met en marche, ce qui lui permet de se réorienter dans la vie. Or, les scribes sont outrés que Jésus puisse prétendre connaître le chemin de l’existence, alors qu’il s’agit de leur prérogative propre. Eux seuls peuvent évaluer qui est correct ou pas, qui plaît à Dieu ou pas, dans la vie.
15 Et il arrive qu’il est attablé dans sa maison, et beaucoup de percepteurs de taxes et d’égarés étaient convives avec Jésus. 16 Et les scribes des Séparés disaient à ses partisans :
C’est qu’il mange avec les percepteurs de taxes et les égarés !
17 Et, ayant entendu, Jésus leur dit :
Ceux qui ont besoin de médecin, ce ne sont pas les bien-portants, mais ceux qui ont mal.
Ne désespérant pas des marginaux et des hors-la-« Loi », Jésus les fréquente, au grand scandale des scribes qui se contentent de les condamner.
18 Et les partisans de Jean et les Séparés étaient jeûnant, et ils viennent et ils lui disent :
À cause de quoi les partisans de Jean et les partisans des Séparés jeûnent-ils, cependant que tes partisans ne jeûnent pas ?
19 Et Jésus leur a dit :
Les invités à une noce peuvent-ils jeûner quand le marié est avec eux ?
Le jeûne est un signe de solidarité sociale, communautaire, religieuse. Pour Jésus, qui s’identifie à la base populaire, c’est peut-être une pratique qui convient aux gens à l’aise, mais pas à ceux et celles que la faim tenaille quotidiennement. Leur solidarité à eux s’exprime plutôt dans le partage, qui annonce celui qui se tiendra dans le régime de Dieu. Pour Jésus, il n’est donc pas question de jeûner, quitte à scandaliser ceux qui aiment se priver de nourriture pour jeûner (ou maigrir) mais répugnent à le faire pour partager.
23 Et il arriva qu’un jour de sabbat il passa à travers les blés, et ses partisans commencèrent à faire chemin, arrachant les épis. 24 Et les Séparés lui disaient :
Vois ! Pourquoi, le sabbat, font-ils ce qui n’est pas permis ?
27 Et il leur disait :
Le sabbat est arrivé pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat.
Le service de Dieu s’exprime essentiellement dans celui du bien-être des humains. Toutes les activités rituelles et cultuelles doivent donc être orientées vers le bonheur de ces derniers, et non pas ces derniers vers l’accomplissement des premières. Au grand déplaisir de ceux qui les ont inventées.
3,1 Et il entra de nouveau dans l’assemblée, et il y avait là un homme ayant la main desséchée. 2 Et ils le surveillaient afin qu’ils l’accusent au cas où il le soignerait le sabbat. 4 Et il leur dit : Le sabbat, est-il permis de faire du bien ou de faire du mal, de sauver une vie ou de tuer ? Eux, cependant, gardaient le silence. 5 Et, les ayant regardés tour à tour avec colère, amer face à la dureté de leurs cœurs, il dit à l’homme :
Étends la main.
Et il l’étendit, et sa main fut rétablie. 6 Et, étant sortis, les Séparés tenaient une réunion avec les Hérodiens dans le but de le perdre.
Le jour du sabbat, on n’avait le droit de s’occuper d’une personne malade que si elle était en danger de mort. Trouvant la directive absurde, Jésus guérit un homme dont la main paralysée l’empêche de travailler. Les hommes politiques et religieux s’entendent donc pour se débarrasser du Nazaréen qui leur tient tête. Par fidélité au sabbat, ils décident de tuer quelqu’un parce qu’il vient de sauver une vie.
Tout est dit
Ces cinq péricopes (morceaux autonomes d’évangile) mettent en scène un Jésus qui est en conflit avec le système politique, communautaire, économique et religieux qui régissait la société du temps. Elles énoncent le sens des gestes que Jésus a posés dans le premier chapitre de l’évangile. Œuvrant à la base de la société, il cherche à soulager les gens du poids du système qui les opprime dans tous les domaines. Cependant – et c’est ce que révèlent les controverses –, ce faisant, il se met à dos ceux qui se sont mis au service du système, un système qui leur accorde des privilèges, qui leur donne du pouvoir, qui leur permet de dominer les autres, et qu’ils imposent à ces derniers en le faisant remonter à la volonté de Dieu lui-même. Il faut bien voir que, loin d’amener paix, sérénité, amour et harmonie, les gestes de Jésus sont jugés provocateurs et causent de grandes tensions. Il est aussi à noter qu’au bout de deux chapitres seulement, Marc a écrit tout ce qu’il avait à dire sur l’évangile. D’un côté, Jésus a montré, en gestes, que le régime de Dieu n’avait rien à voir avec le régime en place ; et, de l’autre, le système a répliqué en décidant de se débarrasser de lui. Voilà à quoi rimait l’évangile. « Qui a des oreilles pour entendre entende », avait coutume de dire Jésus.
Si le cours de l’évangile se poursuit sur treize autres chapitres, c’est que, pour Marc, ce n’était pas une mince tâche que de tenter de faire comprendre à son Église qu’elle était beaucoup plus du côté du système que de celui de Jésus.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] En hébreu comme en grec, le « péché » est nommé à partir du geste de l’archer qui vise mal sa cible. Péché rime donc avec raté, déboussolé, désorienté, égaré, perdu… Le pécheur n’est pas considéré à partir du geste de désobéissance à une loi, morale ou autre, qu’il a posé dans le passé, mais par rapport à l’être humain qu’il ne pourra plus devenir dans l’avenir. C’est beaucoup plus inquiétant.