Corbeille et poisson évoquant la multiplication des pains. Fresque des catacombes de Saint-Calixte à Rome (Web Gallery of Art).
7. Une Église sourde et aveugle
André Myre | 13 septembre 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. La discussion de Jésus et ses disciples sur le sens de ce que l’on appelle souvent les récits de multiplication des pains est une occasion pour l’évangéliste d’aborder un problème délicat dans sa communauté.
Après avoir montré que le système était viscéralement opposé à Jésus, Marc s’attaque au problème le plus délicat et le plus difficile auquel il ait eu à faire face, soit les réticences de l’Église elle-même face à la mission que son seigneur veut lui confier. Il ne craint pas d’exposer crûment ces dernières dans un texte entièrement de sa main et qui, malgré sa longueur, mérite d’être cité au complet :
8,14 Et ils oublièrent de prendre des pains, et ils n’avaient pas plus qu’un pain avec eux dans la barque. 15 Et il insistait auprès d’eux, disant :
Voyez, ayez à l’œil le levain des Séparés et le levain d’Hérode.
16 Et ils objectaient entre eux qu’ils n’ont pas de pains. 17 Et, l’ayant su, il leur dit :
Pourquoi objectez-vous que vous n’avez pas de pains ? Vous ne saisissez, ni ne comprenez ? Vous avez votre cœur endurci? 18 Ayant des yeux, vous n’avez pas l’œil et, ayant des oreilles, vous n’entendez pas [1]? Et vous ne vous rappelez pas, 19 quand j’ai brisé les cinq pains pour les cinq mille, combien de paniers pleins de morceaux avez-vous emportés ?
Ils lui disent : Douze.
20 La fois des sept pour les quatre mille, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ?
Et ils disent : Sept.
21 Et il leur disait : Vous ne comprenez toujours pas ?
Ce texte est un passage charnière de l’évangile, qui fait allusion à ce qui précède et annonce ce qui suit.
Sourds et aveugles face au danger
Au début du chapitre six, Jésus a envoyé ses partisans en stage, pour leur faire prendre conscience de la misère de leur peuple. Or, à leur retour, il est désarçonné par leur attitude. En effet, se rendant compte que les foules qui écoutent Jésus sont affamées, ils réagissent en se tournant vers ce dernier pour qu’il règle le problème. Or, lui s’attendait à ce qu’ils aient le réflexe d’y voir eux-mêmes : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » (6,37). Mais, prétextant qu’ils n’ont pas assez d’argent, les partisans refusent de l’écouter. Jésus va donc leur montrer comment faire : même si les gens sont démunis, il est possible de répondre à leurs besoins en mettant en commun le peu dont ils disposent. Le partage une fois terminé, il reste assez de nourriture pour que chaque partisan en ait une corbeille pleine pour recommencer la distribution le lendemain (6,43 ; 8,8).
Tout cela a l’air fort simple, mais est loin de l’être, aussi Marc s’emploie-t-il à mettre les points sur les i dans le texte cité plus haut. Et il se fait sarcastique. En effet, les partisans ont semble-t-il « oublié » d’apporter des pains. Pourtant, en tant que partisans de Jésus, le pain est leur principal outil de travail. Le Nazaréen les a appelés à sa suite précisément pour qu’ils fassent comme lui et le partagent pour leur peuple. Or, ils ne veulent pas le faire parce qu’ils ont peur des autorités [2], lesquelles exploitent leur peuple et se méfient de quiconque viendrait jouer dans leurs plates-bandes [3]. Ils cachent même à Jésus qu’ils ont un pain en réserve, de peur que celui-ci ne se mette à le partager et qu’ils se retrouvent avec plein de nourriture qu’ils devront ensuite distribuer, se mettant ainsi eux-mêmes en danger. Ils jouent donc les sourds et les aveugles, feignant de ne pas comprendre que chacun à sa corbeille ou son panier de pain qui l’attend. Jésus les a pourtant outillés pour le travail auquel ils sont destinés. Selon Marc, les partisans sont donc volontairement, délibérément, coupablement sourds et aveugles, se refusant obstinément à remplir la tâche pour laquelle ils ont été appelés.
Essais de guérison
Une fois qu’il a exposé son diagnostic, Marc cherche à guérir son Église des maladies graves qui l’accablent. Il le fait dans une série de textes qui couvrent plus de deux chapitres (8,22-10,52). De manière on ne peut plus significative, il ouvre l’ensemble par une guérison d’aveugle (8,22-26), la seule dans les évangiles au cours de laquelle Jésus doit s’y prendre à deux fois avant de réussir à rendre la santé à un malade. Au centre, l’évangéliste situe l’expulsion d’un souffle responsable de l’état d’un sourd-muet (9,25). À l’intérieur de ces deux chapitres, Jésus annonce à trois reprises que, pour lui, le chemin de l’évangile se terminera par sa mort à Jérusalem [4]. Or, chaque fois, de façon dérisoire dans un contexte aussi dramatique, les partisans cherchent à faire diversion : Pierre, le numéro un, s’insurge et provoque Jésus à le traiter de « Satan » (8,32b-33); les partisans en général se demandent lequel d’entre eux sera le plus grand dans le régime de Dieu (9,33-35); ou Jacques et Jean, les numéros deux et trois, réclament d’être placés au centre du pouvoir (10,35-38a). Aucun d’entre eux ne se montre le moindrement intéressé à mettre sa vie entre parenthèses pour porter sa croix et suivre Jésus jusqu’au bout (8,34). Aussi, l’ensemble se termine-t-il sur une seconde guérison d’aveugle, celle de Bartimée, duquel il est explicitement dit qu’il suivait Jésus sur le chemin qui mène à Jérusalem (10,52). Selon Marc, si Jésus n’a pas réussi à guérir son Église de sa surdité et de son aveuglement, il a néanmoins trouvé un authentique partisan, recruté à la base sociale la plus misérable, celle des mendiants aveugles. Le seigneur sait, quand il le faut, trouver des recrues en dehors du système.
Une « bonne nouvelle » paradoxale
Le contenu même du texte de Marc indique sa nature et en oriente la lecture. Son évangile n’est pas la charte de l’Église, ni l’édit d’origine divine qui aurait présidé à sa formation, ni l’énoncé des lignes de forces de la foi qu’elle est censée proclamer. Il est bien plutôt le test que l’Église doit s’administrer au jour le jour pour discerner de sa fidélité à remplir la mission qui lui est confiée. L’évangile n’appartient pas à l’Église, ni ne doit être contrôlé par elle. Il est hors d’elle, au-dessus d’elle, Parole issue d’une Voix millénaire, qui trace le chemin de la suite de Jésus sur le territoire d’un monde hostile, avec qui aucune entente n’est possible puisqu’il y a incompatibilité entre les objectifs de ce dernier et ceux de l’Humain à jamais crucifié. L’évangile est bonne nouvelle pour tous les aveugles de l’Histoire, que le système veut faire taire parce qu’ils ne voient pas les choses comme lui, pour tous ceux qui sont sourds aux appels de ce dernier à se conformer à l’ordre des choses qu’il a établi, et pour toutes ces muettes à qui la parole est refusée. Paradoxalement, cependant, l’évangile de Marc n’est pas bonne nouvelle pour tous les croyants et croyantes qui refusent de voir le chemin de Jésus que l’évangile veut leur voir emprunter, ou entendre ce qu’il leur dit.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
[1] Isaïe 6,10.
[2] Au v. 15, les « Séparés » font référence à la nuée de scribes délégués par Jérusalem pour mettre la Judée au pas, tandis qu’« Hérode » est le dirigeant nommé par l’Empire pour gouverner le pays qu’il occupe.
[3]
En 6,15, en conclusion de son récit de partage des pains, Jean montre bien la lecture que les gens faisaient d’une distribution de nourriture : les Galiléens veulent faire de Jésus leur « roi ». Un soulèvement populaire, c’est la hantise des autorités.
[4]
Voir 8,31-32a ; 9,30-32 ; 10,32-34.