L’évangéliste Luc. Gertrude Crête SASV, 2004. Encre acrylique, 33 x 24 cm (photo © SEBQ).
1. Des clés pour lire l’œuvre de Luc
Odette Mainville | 13 décembre 2021
Découvrir Luc : une série d’articles où Odette Mainville examine l’œuvre de Luc (évangile et Actes) pour en présenter les grands thèmes. Dans ce texte, elle présente l’évangéliste, ses destinataires et le portrait qu’il dresse de Jésus.
Lorsque Luc, à l’instar de Marc et de Matthieu, entreprend d’écrire un Évangile, il a déjà en tête le projet d’un ouvrage complémentaire, celui du livre des Actes des Apôtres. On en aura plus d’une preuve au fil des prochaines chroniques, plus particulièrement lors de la dernière. Même si l’objet de ces chroniques est de traiter des thèmes caractéristiques du troisième Évangile, il importera donc de faire ressortir, quand il y aura lieu, leur prolongement dans certains épisodes du livre des Actes des Apôtres. Mais d’abord, qui est Luc et pour qui écrit-il ?
Luc, un historien ? Ou un théologien ?
Rappelons d’emblée que Luc n’a pas été témoin de la mission terrestre de Jésus ni ne l’a connu personnellement. À preuve, il commence son Évangile en précisant qu’il écrit à partir de ce qu’ont transmis les témoins oculaires (Lc 1,2), insistant sur le fait qu’il s’est « soigneusement informé de tout à partir des origines (afin) d’en écrire un récit ordonné (à l’intention du) très honorable Théophile » (v. 3). Il faut déjà introduire une parenthèse pour signaler, au début des Actes des Apôtres, un passage en complémentarité avec cette introduction à son Évangile :
J’avais consacré mon premier livre, Théophile, à tout ce que Jésus avait fait et enseigné depuis le commencement jusqu’au jour où, après avoir donné, dans l’Esprit Saint, ses instructions aux apôtres, qu’il avait choisis, il fut enlevé. (Ac 1,1-2)
S’il est impossible d’indiquer exactement le lieu d’origine de l’évangéliste Luc, il est néanmoins juste d’affirmer qu’il est de culture grecque et qu’il écrit pour des gens de cette culture. À plusieurs occasions, on note effectivement son souci de fournir des précisions quant à la géographie de la Palestine [1] et aux coutumes juives [2].
Par ailleurs, on a souvent eu tendance à présenter Luc comme l’historien des débuts de l’Église en raison des narrations reliées à la première communauté chrétienne dans son deuxième ouvrage. Or, il importe de préciser que Luc est d’abord et avant tout un théologien. Un théologien qui, toutefois, utilise l’histoire comme cadre de sa théologie, sans nécessairement se soucier toujours de la précision des faits. Pour le dire autrement, dans l’œuvre de Luc, l’histoire est au service de sa théologie.
Le Jésus de Luc
Chacun des Évangiles synoptiques insiste sur un rôle particulier du personnage Jésus. Par exemple, dès le premier verset de son ouvrage, Marc indique qu’il s’agit de « l’Évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu », alors que Matthieu, lui, verra à présenter un Jésus nouveau Moïse, comme en témoigne plus particulièrement l’ensemble du cinquième chapitre de son Évangile. Luc, pour sa part, fera davantage ressortir les traits d’un Jésus prophète au cours de son ministère terrestre, alors qu’il ne deviendra Christ, c’est-à-dire qu’il endossera la fonction du règne, qu’au moment de sa résurrection [3].
Ainsi, dès l’inauguration de son ministère à la synagogue de Nazareth (Lc 4,1-30), après avoir lu un passage du livre du prophète Isaïe (Lc 4,18-19), où il est question de l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, Jésus s’applique à lui-même la parole du prophète. Il précise alors qu’aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie (v. 4), ce qui fut justement le sort d’Élie et d’Élisée.
Mais quel était le véritable rôle du prophète au sein du peuple au temps biblique? Prédire l’avenir, comme la pensée populaire a eu tendance à le croire? Pas du tout! Le prophète, c’est celui qui se fait messager de la volonté de Dieu, qui actualise sa Parole parmi les siens. Or, comment cela se traduit-il au cœur de sa prédication? Par des propos qui, plus particulièrement, se portent à la défense de la justice sociale, comme en font foi les exemples suivants :
On t’a indiqué, ô homme, ce qui est bon et ce que Dieu réclame de toi : rien d’autre que de pratiquer la justice, d’aimer la fidélité et de marcher humblement devant Dieu. (Mi 6,8)
C’est l’amour qui me plait et non les sacrifices. (Os 6,6)
Le Seigneur m’a donné l’onction pour porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la délivrance… consoler les affligés. (Is 61,1-2)
Que me fait la multitude de vos sacrifices, dit le Seigneur? (…) Apprenez à faire le bien, recherchez la justice… faites droit à l’orphelin, prenez la défense de la veuve. (Is 1,11.17)
Jean, le Baptiste, fils du prêtre Zacharie, délaisse le Temple pour justement assumer le rôle du prophète et proclamer la pratique de la justice sociale, qu’il illustre par des exemples concrets :
Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même… (Lc 3,11ss).
Or, Jésus a entendu les paroles de Jean et décide de les endosser en se faisant baptiser par lui ; autrement dit, en devenant son disciple.
Ainsi, Jésus inaugure son propre ministère dans la foulée de celui de Jean. Tout au long de l’Évangile de Luc, on le verra alors accorder priorité aux marginalisés et se porter à leur défense. Autrement dit, la tunique revêtue par Jésus dans le troisième Évangile est celle du prophète. C’est ce que feront ressortir les chroniques à venir au sujet de cet Évangile. Mais il faudra d’abord, dans la toute prochaine chronique, mettre en lumière le rôle fondamental de l’Esprit Saint, force motrice de l’agir de Jésus et de la communauté primitive, comme cela se vérifie dans l’ensemble de l’œuvre de Luc.
Odette Mainville est auteure et professeure honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.
[1] Lc 1,26 ; 2,4 ; 4,29 ; 4,31 ; 8,26 ; 24,13.
[2] Lc 1,9 ; 1,59 ; 2,22-24 ; 9,12 ; 22,1.7.
[3]
Tout le discours de Pierre (Ac 2,14-36) expose le cheminement de Jésus depuis son ministère terrestre jusqu’à sa mort et sa résurrection. Le dernier verset du discours (v. 36) dit explicitement que Dieu, le ressuscitant, l’a fait Christ et Seigneur. Voir aussi les versets 32-33, où on le dit « exalté à la droite de Dieu » au moment de la résurrection. Or, l’exaltation tout comme le fait de siéger à la droite de Dieu sont des façons de faire référence à la fonction du règne.