Reconstitution de Jérusalem et du Temple d’Hérode. James Tissot, 1886-1894. Aquarelle, 21 x 43,3 cm. Brooklyn Museum, New York (Brooklyn Museum).
6. L’unité de l’histoire du salut
Odette Mainville | 9 mai 2022
Découvrir Luc : une série d’articles où Odette Mainville examine l’œuvre de Luc (évangile et Actes) pour en présenter les grands thèmes. Dans cet article, elle se penche sur un thème majeur de l’œuvre : l’auteur démontre l’unité de l’histoire du salut en rappelant de diverses manières que le salut n’est pas réservé à Israël et en accordant de l’importance à certains repères géographiques.
Pour l’évangéliste Luc, il était important de mettre en lumière l’universalité du Salut de Dieu, depuis l’époque vétérotestamentaire jusqu’à l’ère chrétienne. À cette fin, il ouvrira et clôturera son Évangile dans les lieux symboliques les plus unificateurs du peuple d’Israël, en l’occurrence, Jérusalem et le Temple ; et c’est encore dans la capitale juive qu’il fera débuter son deuxième livre, les Actes ses Apôtres, lequel se fermera toutefois à Rome, au cœur du monde païen. Ainsi, le plan géographique de l’œuvre lucanienne, de la capitale juive à la capitale païenne, se veut une affirmation de l’universalisme du salut, qui trouve son accomplissement dans la personne de Jésus, Christ.
De Jérusalem à Jérusalem
Les événements introductifs du troisième Évangile se déroulent effectivement autour de la ville de Jérusalem et du Temple (Lc 1-2). C’est dans le Temple que Zacharie reçoit l’annonce de la naissance de son fils, Jean, précurseur du Messie (voir 1,5-22). Ce rapport entre la mission de Jean et celle de Jésus, Zacharie l’attestera dans un psaume proclamé sous la poussée du Souffle Saint au moment de la naissance de Jean (1,67-79).
Par ailleurs, si c’est dans sa résidence à Nazareth que Marie accueille l’annonce de la naissance de Jésus (1,26-35), c’est à Bethléem [1], en Judée, qu’il naitra, avant d’être présenté au Temple, selon « la loi du Seigneur : Tout fils premier-né sera consacré au Seigneur » (2,22-24). C’est dans le Temple également qu’il est reconnu par le vieillard Syméon (2,25-32) comme « Christ du Seigneur ». Par la bouche de ce même personnage, Luc annonce déjà l’universalisme du salut qu’il compte exposer à travers son œuvre : « Mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé face à tous les peuples : lumière pour la révélation aux païens et gloire d’Israël ton peuple ». Bref, Syméon reconnait en Jésus le Sauveur attendu par Israël, qui sera également celui de tous les peuples. Une reconnaissance confirmée par la prophétesse de la tribu d’Aser, Anne [2], qui ne s’écartait pas du Temple depuis quatre ans : « Elle se mit à célébrer Dieu et à parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la libération de Jérusalem » (2,38).
Il appert donc que les interventions d’acteurs de premier plan au sein de ces deux chapitres, dont Zacharie, Syméon et Anne, contribuent à établir la passerelle entre la période vétérotestamentaire et la naissance de l’Église, mais aussi à affirmer l’ouverture du Salut aux peuples païens, ce, à travers l’avènement de Jésus. Signalons encore une autre manifestation du souci de Luc, alors que Jésus entreprend sa mission à la suite de son baptême, de le situer dans la lignée du peuple d’Israël par le biais de cette longue généalogie qu’il fait remonter jusqu’à Adam (3,23-38).
Après qu’il eut enseigné en Galilée pendant un certain temps, Luc informe le lecteur que Jésus part vers Jérusalem : « Comme arrivait le moment où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem » (9,51). Il y sera triomphalement accueilli comme Messie (19,29-39), puis il se rendra ensuite au Temple, d’où il chassera d’abord les vendeurs avant d’y enseigner au cours des jours suivants (19,45-48). C’est encore là, à Jérusalem, qu’il sera arrêté, qu’il subira son procès, qu’il sera crucifié et qu’il sera ensuite proclamé vivant le dimanche matin.
Consécutivement à la proclamation de la résurrection de Jésus, il faut porter une attention toute spéciale aux textes lucaniens relatifs aux apparitions. En Matthieu, les disciples s’étant sauvés en Galilée, c’est là qu’ils auront une apparition de Jésus ressuscité. En Marc, même si une telle apparition n’est pas relatée, elle est néanmoins annoncée par l’ange au tombeau, lequel mandate les femmes d’informer les disciples que c’est en Galilée qu’ils verront le Ressuscité (Mc 16,5-7). Or, en Luc, on constate que les disciples n’ont pas fui en Galilée puisque toutes les apparitions auront lieu à Jérusalem : aux disciples d’Emmaüs (24,13-33), à Simon (24,34) et aux Onze (24,36-49). C’est précisément au cours de cette dernière apparition que Jésus dit aux disciples : « On prêchera en mon nom la conversion des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. C’est vous qui en êtes les témoins » (vv. 17-18).
Jésus emmène ensuite les disciples vers Béthanie où il est emporté au ciel alors qu’il les bénit (24,51). « Eux, après s’être prosternés devant lui, retournèrent à Jérusalem pleins de joie, et ils étaient dans le Temple à bénir Dieu » (vv. 52-53).
Ainsi, les événements entourant la naissance de Jésus se déroulent à Jérusalem et là s’achève également son parcours terrestre. Là encore, sera inaugurée la mission des disciples.
De Jérusalem jusqu’aux extrémités de la terre
Pour bien marquer la continuité entre la mission terrestre de Jésus et celle que les disciples s’apprêtent à inaugurer, dès l’ouverture du livre des Actes des Apôtres, Luc fait ce rappel : « Au cours d’un repas avec eux, (Jésus) leur avait commandé de ne pas quitter Jérusalem » (Ac 1,4). Puis il enchaine en faisant un retour sur l’épisode de l’ascension par lequel il avait clôturé son Évangile, le développant plus en détails cependant (Ac 1,6-11). Il précise qu’aussitôt après cet événement au Mont des Oliviers, les disciples regagnent Jérusalem (v. 13). Et pour insister encore davantage, consécutivement à l’évènement de la Pentecôte, il met dans la bouche de Pierre un long discours récapitulatif depuis les promesses adressées au peuple d’Israël jusqu’à l’exaltation du Christ ressuscité à la droite du Dieu, c’est-à-dire de l’établissement de son règne au sein de la communauté chrétienne (2,14-36).
De ce point de départ, dans les premiers chapitres du livre des Actes des Apôtres, Luc fera état des épisodes marquant la mission des disciples autour de Jérusalem et du Temple, jusqu’à l’entrée en scène de Paul au moment de la lapidation d’Étienne (7,58-8,1), toujours à Jérusalem. Aussitôt après la christophanie dont il est bénéficiaire sur le chemin de Damas, Paul entreprend ses longs voyages missionnaires à travers l’Empire jusqu’à sa capitale, Rome. Encore là, il n’est pas anodin de rappeler que Paul, ce pharisien, est d’abord un personnage bien ancré dans la tradition juive. C’est pourtant lui qui deviendra le grand apôtre des nations païennes. Luc termine le livre des Actes des Apôtres par ces paroles de Paul, prisonnier à Rome : « Sachez-le donc : c’est aux païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu » (28,28).
Conclusion
De Jérusalem à Rome, de la capitale juive à la capitale païenne, l’unité et l’universalité de l’histoire du salut sont ainsi proclamées à travers l’ensemble de l’œuvre de Luc. Il s’agissait effectivement de démontrer que l’Église, qui s’étend au cœur du monde païen, s’inscrit bel et bien dans le prolongement du salut initié par Dieu au sein du peuple d’Israël.
Odette Mainville est auteure et professeure honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.
[1] Faire naitre Jésus dans la ville de Bethléem, située à quelques kilomètres de Jérusalem, était une façon de l’inscrire dans la lignée davidique, car c’est dans cette ville qu’était effectivement né le roi David.
[2] L’introduction du témoignage de la prophétesse, Anne, reflète encore la volonté de Luc de placer sur un pied d’égalité la valeur des rôles homme/femme qu’il compte faire ressortir dans son Évangile.