Jésus et Nicodème. Jacques Jordaens, 1620. Huile sur toile, 112 x 83 cm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles (Wikipédia).
9. Un évangile spirituel
Rodolfo Felices Luna | 27 novembre 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
« Quant à Jean, le dernier, voyant que les choses corporelles avaient été exposées dans les évangiles, poussé par ses disciples et divinement inspiré par l’Esprit, il fit un évangile spirituel [1]. »
C’est Clément d’Alexandrie, Père de l’Église (IIe-IIIe siècle), qui qualifia le premier l’œuvre de Jean d’évangile spirituel. Il observait déjà les similitudes entre les trois premiers évangiles, dits synoptiques, qui contrastaient avec le langage singulier du quatrième. Il attribua cette différence au désir de Jean d’aller en profondeur, au-delà de la matérialité des faits rapportés, vers leur dimension spirituelle. L’épithète « spirituel » lui est resté pour la postérité.
Certes, le Jésus de Jean insiste sur l’importance de l’Esprit pour une vie humaine vécue dans la foi :
« C’est l’Esprit qui donne la vie ; la chair ne sert à rien. Les paroles que je vous ai dites sont Esprit et elles sont vie. » (Jn 6,63 ; ACÉBAC)
La chair et la matière ont besoin d’esprit pour vivre et s’accomplir. Cela est vrai au sens premier du « souffle » : sans souffle de vie, les êtres animés périssent. Jean avance pourtant qu’il en faut plus, bien davantage!
« En vérité, en vérité je te le dis, à moins de naître de l’eau et de l’Esprit, personne ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. La chair ne peut engendrer que la chair ; c’est l’Esprit qui engendre l’esprit. Ne t’étonne pas, si je t’ai dit que vous deviez renaître d’en haut. Le vent souffle où il veut : tu entends le bruit qu’il fait, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il pour toute personne qui naît de l’Esprit. » (Jn 3,5-8 ; ACÉBAC modifiée)
Dans le célèbre dialogue avec Nicodème cité ci-dessus, Jésus révèle au Pharisien qu’afin de jouir du salut il faut venir au monde à nouveau, engendré spirituellement d’en haut, du domaine divin. Il faut donc accéder à une tout autre dimension de l’existence – imperceptible autrement que par ses effets bienfaisants. Comme le vent qui souffle et qui fait du bruit sans qu’on puisse le voir ou le contrôler, les personnes engendrées de l’Esprit sont vivifiées et dynamisées sans qu’on puisse mettre le doigt sur ce qui les anime. Cette dimension spirituelle – invisible – est pourtant bien réelle selon Jean : elle est même essentielle pour la vie en abondance à laquelle le Christ nous invite.
Clément avait vu juste. Derrière la matérialité des signes opérés par Jésus (troisième article) se cache une dimension invisible pour Nicodème, que toute lectrice et tout lecteur de l’évangile sont conviés à découvrir, pour en bénéficier pleinement. Il s’agit de recevoir l’Esprit d’en haut et de se laisser engendrer à nouveau, pour une vie nouvelle, plus riche et plus profonde que juste la vie de chair terrestre.
Saint Jean n’est pourtant pas le seul à avoir misé sur la vie dans l’Esprit, la vie spirituelle. Saint Paul y revient souvent. À titre d’exemple, voici ce qu’il écrit aux Galates et aux Romains :
« L’Esprit nous a donné la vie ; laissons-le donc aussi diriger notre conduite. » (Ga 5,25 ; BFC)
« Mais vous, vous ne vivez pas selon la chair ; vous vivez selon l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous. Celui qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas. » (Rm 8,9 ; BFC modifiée)
Il ne saurait y avoir de discours chrétien qui ignore l’Esprit de Dieu offert aux croyantes et aux croyants. Cependant, Jean va présenter plus particulièrement l’Esprit Saint dans des termes signifiants pour sa communauté de disciples juifs exclus de la Synagogue (septième et huitième articles). Il adapte donc la tradition de l’Église et l’enseignement de Jésus à la situation particulière de sa communauté.
Jean insiste en premier sur l’origine céleste de l’Esprit et sur son rôle de donner la vie, d’engendrer à nouveau les disciples qui croient en Jésus, de leur offrir la dignité d’enfants de Dieu :
« Mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné la possibilité de devenir enfants de Dieu, eux qui croyaient en lui. Ils ne sont pas nés du sang, ni d’une volonté charnelle, ni d’un vouloir d’homme, mais ils sont nés de Dieu. » (Jn 1,12-13 ; ACÉBAC)
Ce n’est plus l’origine charnelle qui compte : peu importe si Nicodème est fils d’Abraham ou pas, il lui faut naître d’en haut comme la Samaritaine ou les Grecs venus voir Jésus. Aucun avantage à être né Juif ou de noble lignée. Pour des personnes exclues de la Synagogue, c’est rassurant : elles ne seront pas des enfants de Dieu de deuxième classe ; la Samaritaine ou les Grecs ne seront pas des enfants de Dieu de troisième classe. Toutes et tous doivent naître d’en haut pour voir le Royaume de Dieu, sans distinction (Jn 3,3.5). Toutes et tous doivent acquérir une nouvelle origine commune, celle d’en haut, céleste :
« Vous, vous êtes d’en bas ; mais moi, je suis d’en haut. Vous, vous êtes de ce monde ; mais moi, je ne suis pas de ce monde. C’est pourquoi je vous ai dit que vous mourrez dans vos péchés. Oui, à moins que vous croyiez que moi, Je suis, vous mourrez dans vos péchés. » (Jn 8,23-24 ; ACÉBAC)
La mort ultime est de n’en rester qu’au domaine terrestre, privés de Dieu. Refuser le cadeau de l’Esprit est le plus grand péché, celui qui nous confine au domaine d’en bas, terrestre et charnel. C’est l’exclusion à l’envers : en refusant l’Envoyé de Dieu, le monde s’exclut lui-même du domaine de Dieu! Pourtant, les portes du ciel sont ouvertes et le Fils de Dieu nous invite à le suivre.
Une deuxième représentation particulière de l’Esprit, significative pour la communauté de Jean, est celle d’un « Paraclet » ou « Défenseur », du grec paraklētos (« appelé à la barre »). L’image vient du domaine du droit et on comprend vite pourquoi. Comme l’aveugle guéri par Jésus dans Jean 9, les membres de la communauté de Jean ont été jugés et condamnés par les Pharisiens, puis exclus de la Synagogue. Elles et ils ont été laissés à eux-mêmes, sans recours. Le Jésus de Jean leur promet de l’assistance lorsqu’elles et ils seront accusé.e.s. L’Esprit de Dieu se portera à leur défense : ce sera leur Avocat, leur Défenseur.
« Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements ; et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur, qui sera avec vous pour toujours. C’est lui, l’Esprit de vérité, celui que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit pas et qu’il ne le connaît pas ; mais vous, vous le connaissez, parce qu’il demeure auprès de vous et qu’il sera en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviendrai vers vous. » (Jn 14,15-18 ; ACÉBAC)
L’Esprit de Dieu ne pourra pas leur épargner l’exclusion de la Synagogue, mais il leur fera voir la vérité derrière les accusations, les réconfortera et leur donnera l’intelligence pour comprendre les enjeux et pour confondre leurs adversaires.
« Cependant je vous dis la vérité : il est préférable pour vous que je parte. Car si je ne pars pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; tandis que si je pars, je vous l’enverrai. Et lorsqu’il viendra, il prouvera au monde son erreur en matière de péché, de justice et de jugement. » (Jn 16,7-8 ; ACÉBAC)
Face aux injustices, les exclus seront réconfortés par la paix du Christ et illuminés dans leur entendement par l’Esprit :
« C’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je vous donne. Je ne vous la donne pas à la manière du monde. Que votre cœur ne se trouble pas, qu’il ne s’effraie pas. » (Jn 14,27 ; ACÉBAC)
« Lorsqu’il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière. » (Jn 16,13a ; ACÉBAC)
Le quatrième évangile est vraiment un évangile spirituel comme le disait Clément d’Alexandrie. Il ne s’agit pourtant pas d’une spiritualité quiétiste ou individualiste, centrée sur soi, en retrait du monde, dégagée des enjeux sociaux : c’est en plein cœur d’une crise communautaire que l’Esprit du Ressuscité vient défendre les disciples et leur insuffler courage et vie nouvelle. L’Esprit Saint est le Défenseur des exclus, celui qui fait de nous toutes et tous des enfants de Dieu à part entière. Voilà une neuvième clé pour découvrir et savourer les propos de Jean.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).
[1] Propos rapportés par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique 6.14.7, rédigée au IVe siècle.