Jésus en prière. Michael Jarvis Nelson, 1979 (image © CJC)
3. La prière dans l’évangile de Luc
Odette Mainville | 14 février 2022
Découvrir Luc : une série d’articles où Odette Mainville examine l’œuvre de Luc (évangile et Actes) pour en présenter les grands thèmes. L’importance de la prière dans l’œuvre de Luc est soulignée dans ce qui suit.
La prière de Jésus est un thème caractéristique du troisième évangile. Non seulement Luc nous présente-t-il un Jésus qui prie, mais il nous montre aussi un Jésus qui enseigne et exhorte à prier.
Dans quelle circonstance et à quel endroit Jésus prie-t-il ?
Dans l’évangile de Luc, c’est à la suite de son baptême que l’on retrouve Jésus en prière pour la première fois. Alors que Marc (3,9-11) et Matthieu (3,13-17) apportent des précisions sur le lieu et les circonstances du baptême de Jésus par Jean, Luc ne fait qu’informer qu’à l’instar de « tout le peuple (qui) était baptisé, Jésus baptisé lui aussi, priait » (3,21). Bien qu’implicites, ces précisions sont effectivement absentes en Luc. L’information voulant que Jésus soit priant dès qu’il fût baptisé ne manque toutefois pas d’intérêt considérant que son baptême marquera le début de sa mission (4,14), ce, après qu’il aura vaincu Satan au désert (4,1-13).
La deuxième occasion où on retrouve Jésus en prière, c’est dans la montagne à ce moment crucial où il s’apprête à appeler ses disciples (6,12-16). À noter d’ailleurs l’insistance de Luc pour souligner l’importance de cet appel : « Jésus s’en alla dans la montagne pour prier et il passa la nuit à prier Dieu » (6,12). Or, dans les deux autres synoptiques, il n’est pas question de prière de Jésus précédant l’appel des Douze.
Un autre moment où on retrouve Jésus priant sur la montagne est juste avant la transfiguration. Cet épisode relaté par les trois évangiles synoptiques informe unanimement que Jésus s’y était retiré avec Pierre, Jacques et Jean, mais Luc est le seul à faire mention de la prière de Jésus. Cette fois encore, son insistance est remarquable : « Jésus (…) monta sur la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante » (9,28-36). Il se peut qu’en introduisant le motif de la prière de Jésus, Luc ait voulu faire état de sa prédisposition psychologique à l’évènement qui va suivre, mais qu’il ait voulu aussi, par le sceau de la transfiguration, attester de son union parfaite à Dieu dans la prière.
L’Évangile de Luc comporte cinq autres occurrences qui lui sont propres montrant un Jésus priant. Tout d’abord, dans un endroit indéterminé, il prie juste avant d’enseigner aux disciples à prier, eux-mêmes, selon les paroles du Notre Père (11,1). Il s’agit d’un épisode émanant de la Source que Luc partage avec Matthieu (6,9-13) et pourtant ce dernier ne le fait pas précéder de la prière de Jésus.
À la Cène, lors de ce dernier repas pris en compagnie de ses disciples, Jésus informe Pierre qu’il a prié pour lui « afin que (sa) foi ne disparaisse pas » (22,32). Or, cette parole adressée à Pierre précède immédiatement l’avertissement au sujet de son reniement (v. 34); comme si Jésus avait voulu lui signifier que cette horrible faute ne lui sera pas impardonnable.
Luc insistera encore sur l’importance de la prière de Jésus dans le cadre de la Passion. Tout d’abord, au Jardin des Oliviers, après avoir exhorté ses disciples à prier pour ne pas entrer en tentation, il se retire à l’écart, « se met à genoux et prie : ‘Père si tu veux écarter de moi cette coupe… mais que ce soit ta volonté et non la mienne qui se réalise’ (…) Pris d’angoisse, il priait plus instamment » (22,41-42.44). Et enfin, sur la croix, il pria pour ses bourreaux : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (23,34). Puis au moment de rendre le dernier souffle, Jésus adresse cette dernière prière au Père : « Je remets mon souffle entre tes mains » (23,46).
Ainsi, dans l’Évangile de Luc, chaque moment important de la vie de Jésus est précédé ou accompagné de la prière, ce qui révèle la relation étroite qu’il entretient avec le Père. Certes, l’exemple du Jésus priant se fait en soi enseignement sur la manière et la nécessité de prier; mais à cet enseignement implicite de la part du Maitre s’ajoutera encore celui explicite à l’intention de ses disciples et des foules qui l’écoutent.
L’enseignement de Jésus sur la prière
Si les épisodes relevés plus haut au sujet de la prière de Jésus sont exclusivement de l’évangéliste Luc, les suivants concernant son enseignement aux disciples sont en majorité traditionnels, c’est-à-dire qu’ils se retrouvent également dans l’un ou l’autre des évangiles synoptiques ou même dans les deux autres.
Le premier exemple de cet enseignement sur la prière s’inscrit dans le prolongement du discours sur les béatitudes alors que Jésus exhorte les auditeurs à aimer même leurs ennemis : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient » (6,27-28). Ces exhortations qui préconisent de rendre le bien pour le mal pourraient, de prime abord, sembler contre nature. Elles se basent pourtant sur un principe à double volet, celui voulant que le mal engendre le mal et que le bien engendre le bien. Ainsi, rendre le mal pour le mal ne contribuerait qu’à perpétuer le courant destructeur, alors que rendre le bien pour le mal peut non seulement freiner ce courant destructeur, mais aussi susciter une réflexion positive, voire réparatrice, dans le cœur du malfaiteur, possiblement désarçonné par l’accueil bienveillant de l’offensé. Autrement dit, le fait de rendre le bien pour le mal peut se faire initiateur d’un courant susceptible d’orienter sur une voie constructive.
Les autres exhortations à la prière sont à la fois nombreuses et diversifiées quant aux intentions qui les sous-tendent. On se limitera ici à les énumérer :
- Quand Jésus envoie soixante-douze disciples en mission, il insiste : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maitre de la moisson d’envoyer des ouvriers à la moisson » (10,2).
- Il invite à prier avec confiance : « Demandez et on vous donnera » (11,9), précisant qu’à l’instar des parents qui donnent de bonnes choses à leurs enfants, le Père céleste, lui, donnera ce qu’il y a de meilleur à qui l’invoque, en l’occurrence, le Souffle Saint (11,13). Autrement dit, il donnera la lumière pour une vie dans la droiture ainsi que la force pour la réaliser.
- Jésus incite à prier sans jamais désespérer (18,1), à l’exemple de la veuve qui finit par faire fléchir le juge (18,2-7).
- Mais il invite aussi à prier avec humilité comme le fait le publicain et non à la manière du pharisien (19,9-14).
- Il incite encore à la vigilance et à la constance (21,36). D’ailleurs, au Jardin des Oliviers, il exhorte aussi ses disciples à prier pour ne pas tomber sous le joug de la tentation (21,40) ; une exhortation qu’il réitère quand il revient vers eux et qu’il les trouve endormis (22,46).
On ne saurait cependant clore cette série relative à l’enseignement de Jésus sur la prière sans accorder une attention particulière à cet épisode où un des disciples lui demande de leur apprendre à prier (Lc 11,1); cet épisode qui livre alors un enseignement central de Jésus sur la prière, soit celui du Notre Père. À noter cependant que la désignation « Notre Père » renvoie à la version de Matthieu, alors que dans la version de Luc, que l’on croit la plus ancienne, Jésus répond à la demande du disciple en commençant plutôt comme suit : « Quand vous priez, dites : Père… » (Lc 11,2). En réalité, Jésus invite les siens à introduire leur prière à Dieu, comme il le fait lui-même (10,21 ; 23,34.46), par le seul titre ‘Père’. La suite de cette prière en Luc se lit comme suit : « Fais-toi reconnaitre comme Dieu; fais venir ton Règne. Donne-nous le pain dont nous avons besoin chaque jour. Pardonne-nous nos péchés comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui ont des torts envers nous. Et ne nous expose pas à la tentation. » (11,2-4). On note une invocation additionnelle en Matthieu : « Fais réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel » (6,10b). Il semble évident qu’il s’agit d’un ajout matthéen, car on imagine mal que Luc ait pu retrancher une demande exprimée par Jésus lui-même. D’ailleurs, cet ajout en Matthieu peut s’avérer explicatif du verset qui le précède (« Fais venir ton règne » 6,10a), puisque la demande de faire venir le Règne de Dieu implique que sa volonté soit faite sur la terre comme c’est déjà le cas dans le ciel. Il importe enfin d’éviter toute méprise quant au sens de la dernière demande commune aux deux évangélistes : « Et ne nous expose pas à la tentation ». Il serait effectivement faux de lire ici une possibilité que Dieu puisse nous tendre un piège en nous soumettant à la tentation. Il faut plutôt comprendre cette supplique de la personne en prière comme une imploration à Dieu de lui éviter une situation semblable à celle vécue par Jésus, qui fut soumis à l’épreuve par Satan au désert; une épreuve à laquelle, contrairement à Jésus, elle risquerait de ne pouvoir surmonter.
On peut donc comprendre, en conclusion, que Luc a insisté sur la fréquence de la prière de Jésus, comme lieu privilégié de rencontre avec le Père. Il fait non seulement de Jésus un modèle pour le croyant, mais il fait aussi de lui le Maitre par excellence pour former le croyant à la prière.
Odette Mainville est auteure et professeure honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.