La prière d’Anne au sanctuaire de Silo. William de Brailes, circa 1250. Manuscrit enluminé, W.106.17R, The Walters Art Museum, Oxford (Creative Commons).
Il abaisse et il élève – AT 3
Paul-André Durocher | 8 avril 2019
Référence biblique : 1 Samuel 2, 1-10
Liturgie des Heures : Mercredi II — Laudes1 Mon cœur exulte à cause du Seigneur;
mon front s’est relevé grâce à mon Dieu!
Face à mes ennemis, s’ouvre ma bouche :
oui, je me réjouis de ta victoire!2 Il n’est pas de Saint pareil au Seigneur. †
— Pas d’autre Dieu que toi! — *
Pas de Rocher pareil à notre Dieu!3 Assez de paroles hautaines,
pas d’insolence à la bouche!
Le Seigneur est le Dieu qui sait,
qui pèse nos actes.4 L’arc des forts sera brisé,
mais le faible se revêt de vigueur.5 Les plus comblés s’embauchent pour du pain,
et les affamés se reposent.
Quand la stérile enfante sept fois,
la femme aux fils nombreux dépérit.
6 Le Seigneur fait mourir et vivre;
il fait descendre à l’abîme et en ramène.
7 Le Seigneur rend pauvre et riche;
il abaisse et il élève.8 De la poussière il relève le faible,
il retire le pauvre de la cendre
pour qu’il siège parmi les princes
et reçoive un trône de gloire.Au Seigneur, les colonnes de la terre :
sur elles, il a posé le monde!
9 Il veille sur les pas de ses fidèles,
et les méchants périront dans les ténèbres.
La force ne rend pas l’homme vainqueur :
10 les adversaires du Seigneur seront brisés.Le Très-Haut tonnera dans les cieux;
le Seigneur jugera la terre entière.
Il donnera la puissance à son roi,
il relèvera le front de son messie.
Sens original. Les deux livres de Samuel et les deux livres des Rois racontent ensemble l’épopée de la royauté en Israël, de 1050 à 587 avant Jésus-Christ. Tout commença avec un prophète, Samuel, qui donna l’onction royale à tour de rôle à Saül et à David. Le récit de l’épopée s’ouvre donc naturellement avec la naissance merveilleuse de ce prophète. Sa mère Anne avait longtemps désiré un enfant, et ce n’est qu’après un pèlerinage au sanctuaire de Silo et une fervente prière où elle promit de consacrer son fils à Dieu qu’elle se retrouva enceinte. Une fois sevré, l’enfant fut ramené à Silo et confié au prêtre Élie pour en devenir le serviteur. Anne entonna à cette occasion une prière d’action de grâce qui, au fil des siècles, devint connue sous le titre de « cantique d’Anne », notre AT 3.
Les spécialistes de la Bible s’accordent pour dire que ce cantique provient d’une autre tradition que celle du récit original. Il aurait été inséré tardivement dans le récit de la naissance de Samuel. En effet, le cantique ressemble plus à une hymne communautaire qu’à la prière d’action de grâces d’une seule femme. De plus, la fin du cantique évoque la bénédiction de Dieu sur le roi, plusieurs décennies avant l’onction du premier roi, Saül. Cette hymne fonctionnerait plutôt comme une introduction théologique à l’épopée royale. Elle présente le Dieu d’Israël comme le maître de l’histoire qui renverse les situations périlleuses de son peuple pour lui ouvrir un avenir.
Notons la proche parenté de ce cantique avec le psaume 112 (113), psaume de louange pour le Dieu qui se penche sur les petits et les pauvres afin de les relever. Notons encore plus les nombreux thèmes qu’il partage avec le cantique de David (2 S 22). Tant Anne que David célèbrent Dieu comme le Rocher qui donne la victoire à son élu, le Très-Haut qui tonne dans les cieux, le protecteur et le sauveur de son messie. Si Anne se réjouit du don d’un fils et anticipe sur le don du roi, David rend grâces à Dieu pour tout ce qu’il a réalisé dans son histoire personnelle et dans l’histoire d’Israël. Ces deux cantiques célèbrent Dieu qui intervient dans l’histoire pour relever son peuple et le faire siéger avec les grands de ce monde.
À la lumière des Évangiles. Les fidèles qui prient régulièrement la liturgie des Heures reconnaîtront dans le cantique d’Anne un précurseur du cantique de Marie, le Magnificat (Lc 1,46b-55) que l’on prie chaque jour à vêpres. Ces deux hymnes sont proclamées par des mères dans le contexte de la naissance merveilleuse d’un enfant qui sera consacré à Dieu. Elles célèbrent l’intervention étonnante de Dieu dans l’histoire humaine. Elles s’ouvrent avec une affirmation semblable : « Mon cœur/mon esprit exulte ». Elles jouent sur les mêmes oppositions : haut-bas, comblé-affamé, pauvre-riche, humble-orgueilleux. Il est évident que le cantique de Marie est calqué sur celui d’Anne.
Tout comme le cantique d’Anne sert d’introduction théologique aux livres de Samuel et des Rois, le cantique de Marie présente la thématique fondamentale de l’évangile selon saint Luc : Dieu intervient en faveur des petits et des pauvres. Comme Anne se réjouit déjà de l’action à venir de Dieu dans la vie de David, on peut comprendre que Marie, dans son cantique, célèbre déjà la résurrection future de Jésus lorsque Dieu élèvera celui qui aura été humilié.
Dans ma vie. Charles Péguy disait de l’espérance qu’elle était la petite sœur de la charité et de la foi, la vertu humble et discrète qui permet pourtant d’avancer dans le doute, l’épreuve et la douleur. C’est facile pour moi de célébrer Dieu lorsque j’ai fait un bon coup, lorsque je me sens vivant et heureux, lorsque je suis entouré d’amis qui m’encouragent et me félicitent. Comme il est difficile de célébrer Dieu dans les impasses et les moments difficiles de la vie. Dieu est-il présent? Peut-il vraiment m’aider à renverser cette situation ou, au moins, à y trouver un sens? La résurrection de Jésus m’assure que Dieu peut tirer la vie de la mort et faire jaillir son amour là où ne se trouvent que violence et haine. Le pape François m’invite à faire confiance au Dieu-des-surprises et à être attentif aux renversements qui manifestent sa bonté, son soin des petits, son attention aux pauvres que nous sommes.
Dans le plan de Dieu. Dans la liturgie juive de Rosh Hashana, le Nouvel An, on lit le récit de Anne et l’on reprend son cantique. La tradition juive veut que sa prière de supplication ainsi que son cantique d’action de grâces soient un modèle de prière à suivre pour tous les fidèles : une prière enracinée dans la vie, tournée avec confiance vers Dieu, capable de lui exprimer ses douleurs et ses espoirs les plus profonds, capable aussi de le célébrer et de louer pour ses merveilles. Reprenons donc son hymne avec joie, dans l’esprit de cette humble femme d’Israël ; retrouvons-y les accents de Marie, Mère de Jésus ; célébrons le Dieu qui nous surprend par son souci des persécutés et des sans-voix. Oui, vraiment : « Il n’est pas de Saint pareil au Seigneur, pas de Rocher pareil à notre Dieu! »
Mgr Paul-André Durocher est archevêque de Gatineau (Québec) et évêque de liaison à la Société catholique de la Bible (SOCABI).