L’arbre généalogique du Christ (détails). Herrade de Landsberg, Hortus Deliciarum, vers 1180 (Wikimedia).
2. Rahab, l’ancêtre de Jésus
Martin Bellerose | 16 mai 2022
Dans notre dernière chronique, nous avons présenté le personnage de Rahab tel que le font les chapitres 2 et 6 du livre de Josué. Ici, tout comme le mois prochain, nous nous attardons sur des réceptions néotestamentaires de ce récit afin de voir comment les premiers chrétiens ont reçu, perçu et utilisé la figure de Rahab pour promouvoir la foi en l’Évangile du Christ. Force est de constater que, malgré un nombre assez réduit de références à cette femme, elle occupe une place que je considère, pour ma part de haute importance. Le texte d’aujourd’hui est consacré à sa mention dans la généalogie de Matthieu au chapitre premier.
La généalogie de Jésus en Matthieu
Rien de plus ennuyeux dans la Bible que les généalogies, dira-t-on. Sauf, celle dont nous parlons ici. Les lancinantes listes d’ancêtres – un tel a engendré tel autre et ce tel autre a engendré un autre tel autre – demeurent souvent des mystères quant à leur sens pour la foi du chrétien d’aujourd’hui. Dans la généalogie matthéenne de Jésus, on retrouve le nom de quatre femmes en plus de celui de Marie, la mère de Jésus.
La première de ces femmes est Thamar (1,3) la belle-fille de Juda. Enfin nous en parlons ici comme étant sa bru même si, en réalité, c’est avec elle qu’il aura une descendance. Après être devenue veuve du fils ainé de Juda, et ensuite devenue veuve du deuxième fils de Juda – je fais ici une histoire courte, pour l’histoire longue et détaillée lisez le chapitre 38 de la Genèse – elle fut renvoyée chez ses parents en attendant que le troisième fils de Juda soit en âge de l’épouser. Le temps ayant passé et le fils cadet ayant atteint la majorité, Thamar n’a toujours pas de nouvelle de la famille de Juda. Lui-même étant devenu veuf entre temps, Thamar a dû utiliser tout un stratagème pour lui donner une descendance. Elle se fit passer pour une prostituée et profitant de l’état d’ébriété de son beau-père, elle eut une relation sexuelle avec lui et lui donna des jumeaux. Voilà pour Thamar.
Ensuite au verset 5 de cette même généalogie, il est fait mention de Rahab, la prostituée de Jéricho. Notons que les deux femmes dont on a fait mention sont étrangères au peuple d’Israël et associées à la prostitution, la première s’étant faite passer pour telle et la deuxième identifiée sans équivoque comme prostituée. Au même verset, il est aussi fait mention de Ruth la Moabite, qui, devenue veuve, suivra sa belle-mère Noémie en sa terre natale : Juda. Elle s’y mariera avec Boaz, le fils de Rahab. Bien que Ruth ne soit pas associée à la prostitution, même si le passage dans l’étable séduisant Boaz laisserait entendre quelque chose de genre selon certains exégètes, rien ne le confirme. Mais une chose est certaine, Ruth la Moabite est étrangère au peuple d’Israël et sa descendance, d’une seconde union, mènera au roi David et à Jésus. Rahab et Ruth sont respectivement arrière-arrière-grand-mère et arrière-grand-mère de David, le symbole de l’identité du peuple de Dieu, descendant de femmes immigrantes. Cette généalogie est tout, sauf ennuyeuse, n’est-ce pas? Attendez la suite.
La quatrième femme mentionnée est Bethsabée, la femme d’Urie le Hittite, devenue amante de David et mère du roi Salomon. Le fait que Bethsabée soit mariée à Urie lorsque David s’amouracha d’elle n’a pas posé un problème incontournable pour le roi d’Israël ; il s’est simplement arrangé pour faire tuer son mari.
On peut très bien s’imaginer aujourd’hui que Bethsabée a dû avoir une réputation peu noble aux yeux du peuple d’Israël, étant la femme qui a ensorcelé le roi David, cette étrangère que certains ne devaient pas se priver de traiter de « putain ». Salomon, que l’on reconnait pour sa sagesse, a aussi souvent été insensé. Entre autres, en tournant le dos au Dieu d’Israël, son propre Dieu, et en commettant des injustices à l’encontre de Dieu et son peuple, ce qui lui aurait peut-être valu le surnom, à double titre, de « fils de pute ».
Fils de prostituée ou fils de pute
L’histoire nous offre, encore une fois, une belle leçon. Dans l’Antiquité, afin de garder la royauté dans la famille, il arrivait souvent que les pharaons d’Égypte et les rois d’autres nations épousaient leurs sœurs afin que les héritiers du trône soient « de la famille ». Comme on peut aisément le deviner, au bout d’un certain temps ces héritiers du trône étaient inaptes à assumer les fonctions royales et les fils des concubines se retrouvaient à assumer ces fonctions. Ainsi, les dirigeants politiques étaient, aux sens « assez propre » du terme, des « fils de pute ». Assez rapidement leur attitude exécrable envers le peuple a donné un sens figuré fort à cette expression qui continue, encore de nos jours, à avoir une certaine utilité, à tout le moins émotive, pour qualifier les dirigeant politiques et économiques de nos sociétés. Bien sûr, aujourd’hui, en utilisant cette expression nous ne portons aucun jugement sur les activités professionnels de la mère de l’individu en question, mais nous qualifions plutôt, allégoriquement, la manière tordue et exécrables dont ces dirigeants pratiquent leurs propres activités professionnelles.
En Matthieu 1, une hypothèse possible est que Marie, enceinte avant d’être mariée, puisse être socialement condamnée. Les gens condamnent les autres rapidement, cela n’a en rien changé depuis. Tout comme les femmes présentées antérieurement, Marie n’est pas judéenne, une « juive pure », comme c’était le cas de son époux Joseph qui avait ses origines familiales à Bethléem, ce qui ne semble pas être le cas pour Marie.
Jésus, le vrai roi du monde est peut-être descendant de Thamar, Rahab, Ruth et Bethsabée mais démontre, dans sa façon d’exercer sa « royauté » par l’anti-pouvoir, que malgré la présence de de prostituées dans sa généalogie, n’est pas « fils de pute » comme ceux qui détiennent le pouvoir politique, militaire et religieux de son époque.
On observe chez Jésus un parti pris en faveur des exclus de ce monde. Son attitude envers les immigrants, les prostituées, les personnes souffrant de troubles mentaux, ceux que l’on identifierait aujourd’hui comme faisant partie du lumpenprolétariat [1], est aux antipodes de celle des « fils de pute » au pouvoir. Jésus, en geste et en parole, nous invite en Matthieu 25 à offrir à manger et à boire à ceux qui en ont besoins, à visiter les malades, à accueillir les étrangers et à visiter les prisonniers. Bref à offrir l’hospitalité dont son ancêtre Rahab fut un exemple parce qu’elle incarne une manière concrète de pratiquer sa foi.
Martin Bellerose est professeur à l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission.
[1] Le lumpenprolétariat est un terme marxiste, parfois traduit « sous-prolétariat », désignant les « éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. » du prolétariat (Wikipédia).