La vision du centurion Corneille. Gerbrand van den Eeckhout, 1664. Huile sur toile, 94,3 x 126,3 cm. Musée d’art Walters, Amsterdam (Wikimedia).
Les églises « isoculturelles » du Nouveau Testament : quel enseignement pour aujourd’hui?
Martin Bellerose | 21 mars 2022
Nous ne sommes pas très familiers encore avec l’expression « isoculturelle ». Parlant d’églises locales, on dira que certaines sont très multiculturelles ou interculturelles ou encore monoethniques ou ethnoculturelles. Ces vocables ne sont pas très utiles lorsque vient le temps de faire une typologie des modes d’interaction entre « sa » culture, celle de la société d’accueil et celle de ceux avec qui nous nous réunissons lors d’assemblées dominicales.
Qu’est-ce qu’une communauté isoculturelle?
Il s’agit d’une communauté ecclésiale locale où les gens s’y regroupent selon des caractéristiques qu’ils portent en commun et qui les distinguent de la « majorité » de la société dans laquelle ils se trouvent. Par exemple, les communautés ecclésiales latino-américaines à Montréal ne sont certainement pas ethnoculturelles ou monoculturelles ; elles sont généralement très interculturelles, elles rassemblent des chrétiens et des chrétiennes de plus d’une dizaine de pays différents sans compter que ces personnes peuvent provenir de différentes communautés culturelles d’un même pays. Généralement, à Montréal, ces communautés se réunissent pour les cultes en espagnol, langue qu’ils ont en commun mais qui les distingue des communautés de la majorité.
Il peut s’agir aussi d’une communauté rassemblant des personnes originaires d’Afrique francophone qui se réunissent à Montréal. Clairement pluriculturelle, une telle communauté rassemble des personnes qui viennent d’un même continent et qui appartiennent à divers groupes ethniques : nous ne pouvons pas considérer qu’il s’agit d’une communauté monoculturelle ou ethnoculturelle. Ce qui la distingue de « la majorité » dans ce cas-ci, ce n’est pas la langue des cultes (le français), mais une culture religieuse qui leur est propre. Cette culture se caractérise par de long temps de louanges et de prédication, une considération différente pour les choses surnaturelles, des temps de prières plus « animés » que certains considèreraient « exubérants ». Toutes ces caractéristiques, les membres de cette communauté isoculturelle les partagent en même temps qu’elles les distinguent de « la majorité ».
Les communautés isoculturelles du Nouveau Testament
Ce phénomène, bien qu’il puisse sembler nouveau puisqu’associé à la réalité relativement récente des migrations de masses des décennies d’après la Deuxième guerre, ne l’est cependant pas. À lire le Nouveau Testament, nous sommes en mesure de constater qu’il existait des communautés chrétiennes dont les participants étaient d’origine païenne seulement. Il est commun d’arborer aujourd’hui l’idéal interculturelle où les chrétiens provenant de différentes cultures sont ensemble, unis et vivant dans une indescriptible harmonie. Toutefois, les rencontres entre les cultures provoquent des tensions et des conflits même si un certain exotisme qui nous habite nous fait voir les choses de manière plus romantique.
En Actes 10, l’auteur relate l’existence d’un groupe de chrétiens autour de Corneille, un centurion romain. C’est par le biais d’une vision, donnée à Pierre et à Corneille, que l’Esprit saint préparera leur rencontre, une rencontre qui ne semble pas facile de prime abord vu les différences culturelles et religieuses entre les deux hommes. Pourtant, ils sont tous deux chrétiens. D’ailleurs, les chrétiens d’origine juive ont vivement reproché à Pierre d’être allé chez un incirconcis et d’avoir partagé le repas avec lui.
«À peine avais-je pris la parole que l’Esprit Saint est tombé sur eux comme il l’avait fait sur nous au commencement. Je me suis souvenu alors de cette déclaration du Seigneur : “Jean, disait-il, a donné le baptême d’eau, mais vous, vous allez recevoir le baptême dans l’Esprit Saint.” Si Dieu a fait à ces gens le même don gracieux qu’à nous autres pour avoir cru au Seigneur Jésus Christ, étais-je quelqu’un, moi, qui pouvait empêcher Dieu d’agir? » À ces mots les auditeurs retrouvèrent leur calme et ils rendirent gloire à Dieu : « Voilà que Dieu a donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la vie! » (Actes 11,15-18)
À lire ces lignes, nous voyons bien que très tôt dans l’histoire du christianisme il y avait d’une part des communautés judéo-chrétiennes et, d’autre part, des communautés pagano-chrétiennes. Chacune de ces communautés intégraient la foi en Christ à partir de leurs propres repères. Pour les chrétiens d’origines païennes, les références juives et hébraïques ne leurs sont pas utiles pour saisir le Salut qui passe par le Christ. De fait, c’est en s’appropriant Jésus que, petit à petit, les pagano-chrétiens s’approprieront l’héritage de la foi des juifs. Il aura fallu qu’ils se retrouvent « entre eux » avant de pouvoir recevoir des éléments de la foi des juifs en leur foi chrétienne. Cela est aussi vrai pour les chrétiens d’origine juive.
Un autre passage des Actes des apôtres relate d’évidentes tensions qui nous font comprendre que les différents groupes chrétiens devaient vraisemblablement se rassembler séparément.
Les sept jours allaient s’achever quand les Juifs d’Asie, qui l’avaient remarqué dans le temple, soulevèrent toute la foule et mirent la main sur lui. Ils criaient : « Israélites, au secours! Le voilà, l’homme qui combat notre peuple et la Loi et ce Lieu, dans l’enseignement qu’il porte partout et à tous! Il a même amené des Grecs dans le temple et il profane ainsi ce saint Lieu. » Ils avaient déjà vu en effet Trophime d’Éphèse avec lui dans la ville et ils pensaient que Paul l’avait introduit dans le temple. La ville entière s’ameuta, et le peuple arriva en masse. On se saisit de Paul et on le traîna hors du temple, dont les portes furent aussitôt fermées. (Actes 21,27-30)
Cette division entre « l’Église des judéo-chrétiens » et « l’Église des païens » fut-elle seulement problématique? Peut-être a-t-elle été en même temps salutaire… On a vu dans la lettre de Paul aux Romains jusqu’à quel point il n’a pas toujours été facile de gérer la cohabitation des deux cultures. Les églises composées seulement de gentils ou seulement de juifs n’ont évidemment pas été exemptes de conflits et de défis, mais le fait que des chrétiens appartenant à une même culture se retrouvent entre eux aura peut-être permis une inculturation plus prononcée de la foi et aura permis à cette foi d’être partie prenante de la culture de l’endroit où ils se trouvent. Cela est aussi vrai pour les Juifs en dehors d’Israël. C’était vrai à l’époque et c’est encore vrai aujourd’hui. Il n’y a pas « une » culture majoritaire, peu importe l’endroit où l’on se trouve, il y a « une majorité » avec une certaine culture mais les « autres cultures » sont influencées par celle de l’endroit où elles se trouvent, bien qu’elles soient aussi influencées par leurs origines culturelles qui sont d’un autre endroit.
Au cours du premier siècle se développe aussi une culture chrétienne. Nous nous trouvons dans des sociétés où le religieux se trouve souvent être un aspect dominant de la culture. Une société où domine la culture polythéiste helléno-romaine. Les chrétiens d’origine juive comme ceux d’origine païenne partagent désormais quelque chose en commun qui les différencie de la culture polythéiste dominante : leur foi centrée sur la personne de Christ. Ce que nous avançons n’est ici qu’une piste de réflexion, mais même cette église chrétienne primitive judéo païenne aux apparences exoculturelles, parce que contrairement à une église isoculturelle elle serait né d’une ouverture « à l’autre », serait en fait un exemple d’isoculturalité, car ils se sont rassemblés autour de caractéristiques qu’ils portaient en commun et qui les distinguaient de « la majorité » du lieu où ils se trouvaient.
Les églises isoculturelles qui nous entourent seraient-elles, elles aussi, le point de départ du renouveau culturel au Québec? Cette possibilité est à mon avis très vraisemblable.
Martin Bellerose est professeur à l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission.