Isaïe : le serviteur souffrant. Dominique Ivanoff, 2012. Composition mixte, 50 x 75 cm. (© Dominique Ivanoff).
Philippiens 2, 5-11 : modèle d’incarnation et d’intégration
Martin Bellerose | 21 février 2022
Le texte auquel cette chronique fait référence aborde la question de l’Incarnation, cela ne fait aucun doute. Cependant, les lectures du texte auxquelles nous avons été habitués l’ont cloisonné dans le champ de la kénose, du dépouillement et de l’abaissement. On comprenait que, pour Dieu, s’incarner dans le monde, se « faire humain », voulait nécessairement dire s’abaisser, s’humilier, se dépouiller. Pouvons-nous aujourd’hui continuer à suggérer de telles compréhensions de l’Incarnation, de « l’humanisation » de Dieu?
Prendre une autre condition
L’un des versets forts du passage que nous explorons ici dit, en parlant de Christ : « lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu » (Ph 2,6). Autrement dit, il s’est affairé à sa condition humaine, intrinsèque à lui-même. Il ne faut pas oublier que Christ « est » depuis avant la création. Il n’a pas tout bonnement décidé de devenir humain. Son humanité date depuis avant la création. Il est le prototype de l’humain dans son essence propre. Dire que Jésus-Christ est en tout humain sauf en ce qui a trait au péché, comme l’affirme le Concile de Chalcédoine, c’est prendre le problème à l’envers. Ce n’est pas lui qui ressemble aux humains, mais plutôt les humains qui ressemblent à Christ. Le péché n’est pas ce qui caractérise l’humain puisque Christ en est le prototype. Le péché est ce qui éloigne les êtres humains de l’humanité, donc de Christ. Le péché est ce qui déshumanise les êtres humains. Ressembler en tout à Christ, exige de « s’humaniser ».
Avant de prendre l’exemple de Christ qui vit en tant qu’humain parmi l’humanité, l’auteur de la lettre aux Philippiens rappelle aux chrétiens : « Ne faites rien par rivalité, rien par gloriole, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous. » (Ph 2,3) Évidemment, Christ lui-même a considéré les autres comme ses « supérieurs » ; pour le commun des humains qui veulent suivre ses pas, cela s’avère plus compliqué. Les êtres humains sont souvent victimes des pouvoirs, des forces du mal, qui sont toujours en train de les diminuer, de les humilier, de les faire sentir « petits » et insignifiants. Aujourd’hui avec les affres que le colonialisme a fait subir à trop d’êtres humains, il faudrait très certainement éviter de voir les autres comme étant toujours supérieurs et conséquemment de se voir soi-même comme inférieur. Disons « voir l’autre comme un égale » et de fait ne pas faire les choses par rivalité ou de vaine gloriole.
Récemment, on me disait que lorsque quelqu’un écrit dans une autre langue que la sienne, il doit être humble et accepter les corrections suggérées. Or, lorsque quelqu’un écrit ou parle dans une autre langue que la sienne, ce dont il a besoin ce n’est pas d’humilité mais plutôt de confiance en soi afin de faire face au sentiment de supériorité de celui dont c’est la langue maternelle et qui « sait ». Admettre qu’il faille apprendre des autres n’a rien à voir avec l’humilité mais avec la confiance en soi. Ceux qui enseignent, que ce soit une langue ou sur la parole de Dieu n’ont pas, en effet, à humilier l’autre afin de se sentir supérieurs eux-mêmes, ni à dévaloriser leur savoir en se croyant inférieurs.
L’Incarnation, modèle « d’intégration »
Le verset 7 est aussi très pertinent pour notre propos : « Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme. » Il y a très certainement ici une dimension « kénotique » bien présente. Cependant, dans ce texte comme ailleurs, nous nous retrouvons sous l’influence de l’impérialisme et son substrat, le colonialisme, avec son vocabulaire et sa perception des rôles à jouer dans une société. Car le « serviteur », on le comprend comme étant au service d’un maitre, alors que servir, dans le champ sémantique chrétien, est un don de l’Esprit Saint (1 P 4,10-11 ; Rm 12,7) et n’exige en aucun cas une subordination. Tout comme « devenant semblables aux humains » et « reconnu à son aspect comme humain » n’est pas le résultat du dépouillement de sa condition divine comme s’il s’était rapetissé à devenir humain. Nous comprenons ici, qu’il a choisi d’intégrer l’humanité, d’être un humain parmi les humains. Tel un immigrant en terre d’accueil voulant prendre part à la société et aux conditions de vie de ses « nouveaux » concitoyens, Christ s’est incarné dans un contexte spécifique en prenant part à la vie de la société qui l’a tant bien que mal accueilli.
Le propre de l’Incarnation est que Christ n’a jamais cessé d’être Dieu parce qu’il était un humain parmi les êtres humains. Dans les situations migratoires contemporaines, il arrive qu’on trouve des personnes migrantes s’affairant à ne pas perdre leur identité d’origine et pour cela ils refuseront de s’adapter, de côtoyer et de recevoir les façons d’êtres dans la culture d’accueil. En revanche, d’autres auront le réflexe inverse et iront jusqu’à renier leur origine pour être acceptés dans leur culture d’accueil à laquelle ils veulent se fondre, voire se faire assimiler. Chercher à ne pas perdre sa culture d’origine en refusant celle de la société d’accueil nous amène à nous refermer dans ce que « notre » culture a déjà été, mais n’est plus car celle-ci évolue. En étant plus connecté sur la réalité qui nous entoure, une personne risque de perdre ses repères appartenant à sa culture d’origine. Celui qui veut à tout prix s’assimiler à sa culture d’accueil en reniant ses origines aura tendance à ne pas tenir compte de ce qui le sépare de la société d’accueil, ce qui le rendra inapte à surmonter les abimes culturels qui le sépare de sa société d’accueil.
À l’exemple de Christ, en assumant d’où l’on vient, nos origines, notre héritage culturel, tout en acceptant la culture de la société qui nous accueille, on parvient à s’incarner dans la société dans laquelle on se trouve. « S’incarner dans une société » est une expression à mon avis plus parlante que de parler d’intégration, d’inclusion ou d’assimilation. En Christ, Dieu s’est révélé dans sa divinité la plus parfaite à travers son humanité en s’incarnant. Et il a révélé son humanité la plus parfaite par sa divinité en ressuscitant.
Martin Bellerose est professeur à l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission.