Abraham et les trois anges. Marc Chagall, 1966. Huile sur toile, 190 x 292 cm. Musée Chagall, Nice (WikiArt).
La théophanie de Mamré
Martin Bellerose | 10 janvier 2022
Le texte que nous abordons aujourd’hui est connu comme la théophanie de Mamré (ou Mambré, dépendamment des translitérations), c’est-à-dire lorsque le Seigneur Dieu d’Israël apparut à Abraham sous la forme de trois visiteurs au chêne de Mamré. Ici, nous traitons ce texte comme le prototype de l’hospitalité chrétienne. Bien entendu, elle est aussi considérée comme prototype de la compréhension juive de l’hospitalité, mais ici j’écris en tant que chrétien et conscient que ces deux perspectives sont convergentes. Bref, la vision chrétienne de l’hospitalité ne prend-elle pas racine dans celle du judaïsme?
Ce que je vous propose est de revisiter le texte de Genèse 18,1-15, sur la théophanie de Mamré, par le biais du prisme de la théologie de la migration. Il s’agira d’en ressortir ce qui s’avère être pour nous des caractéristiques fondamentales d’une pratique chrétienne de l’hospitalité.
« L’aller-vers » et la réciprocité
Le verset 2 du passage auquel nous nous référons attire l’attention par son « non-sens » apparent. Alors qu’Abraham était assis à l’entrée de sa tente à la pleine chaleur du jour… « Il leva les yeux et aperçut trois hommes debout près de lui. À leur vue il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre, se prosterna à terre. » Pourquoi courir à la rencontre des visiteurs s’ils se tiennent debout près de lui? Cela n’a pas de sens en soi. À moins, bien entendu, qu’il y ait une intentionnalité. Le texte ici semble nous induire à saisir l’acte de d’aller vers l’autre comme faisant partie de l’hospitalité. Celle-ci ne consiste pas seulement à attendre passivement que l’autre vienne à nous, accueillir veut aussi dire d’aller chercher le visiteur potentiel là où il se trouve pour ainsi en faire un invité et le recevoir.
Le fait d’aller vers l’autre place l’amphitryon (celui qui reçoit), soit dans ce cas-ci Abraham, dans une position de vulnérabilité, et par le fait même d’égalité par rapport au visiteur. En allant vers ses invités, Abraham prend le risque d’être rejeté tout comme les visiteurs, qui par leur condition migrante font toujours face à un refus potentiel d’être accueillis. « L’aller-vers » l’invité provoque une réciprocité dans l’action hospitalière et un rapport « plus égalitaire » entre les deux sujets.
Parce que le geste hospitalier s’accomplit a priori dans une situation d’inégalité. C’est celui qui a, qui donne à celui qui n’a pas. Cette situation verse souvent dans le paternalisme et peut même aller jusqu’à la condescendance. De là l’importance de faire sentir à l’invité qu’il peut lui aussi apporter quelque chose. Il n’est pas que le récipiendaire de la charité de l’autre.
Nous faisons souvent l’apologie de nos jours de la gratuité de l’hospitalité et celle-ci semble souvent contraire à la réciprocité. Il y a là très certainement matière à réflexion. Mais l’acte charitable en général qui n’offre pas la possibilité à celui qui en bénéficie de rendre la pareille que ce soit de manière différente ou même à une autre personne, n’aura certainement pas commis un acte gratuit puisqu’il s’est gratifié de son don sans que l’autre ait la possibilité de le faire à son tour. De ce point de vue il est le seul à tirer bénéfice de son acte, l’autre dépendant désormais de sa charité. Toute perspective de relation égalitaire est rompue.
La dimension collective
Autre critère d’une praxis hospitalière que nous retenons est la dimension collective accordée à l’accueil. Même s’il s’agit d’un seul et même Seigneur auquel fait référence Abraham en s’adressant aux invités, ils sont bel et bien trois visiteurs. Aussi, Abraham met sa maisonnée à contribution. Il demande à Sara de faire des galettes et au garçon d’apprêter le veau. Le ton directif d’Abraham peut être agaçant à l’oreille du chrétien contemporain, mais Abraham ne reste pas là à rien faire, c’est lui qui va chercher le veau au troupeau et c’est lui-même qui sert les invités. Le travail se fait en collaboration. Il s’agit dans le récit d’un groupe qui accueille un autre groupe. L’hospitalité dépasse l’accueil de un à un. Cette caractéristique collective nous fait prendre conscience de cette dimension inévitable de la pratique hospitalière d’aujourd’hui. Ça veut dire accueillir collectivement des réfugiés, par exemple, en tant que communauté ecclésiale. C’est aussi accueillir des groupes culturels, en tant que nation amphitryon.
L’hospitalité classique
On ne saura jamais trop insister sur le fait que l’hospitalité veut dire, d’abord et avant tout, offrir quelque chose à manger et à boire, un lieu pour se reposer et veiller à l’hygiène personnelle du visiteur. L’offre d’hygiène, comme apporter de l’eau pour se laver les pieds, est peut-être moins appropriée aujourd’hui, mais cela se traduirait vraisemblablement aujourd’hui comme avoir une salle de toilette à disposition de celui qui passe.
Ces gestes d’hospitalité sont moins « glamour » que de militer à la mise sur pied d’un comité de défense de droits des réfugiés ou de protéger des réfugiés dans une église-sanctuaire afin de leur éviter un renvoi imminent vers le pays d’origine où leur vie est menacée. Certes. Cependant, la référence aux gestes essentiels et à la base de toute hospitalité qui sont rappelés par le texte de la Genèse dont nous parlons, sont aussi évoqués par la plupart, sinon tous les textes bibliques abordant l’hospitalité.
L’adhésion à une grande cause a parfois l’effet pervers de faire oublier que lorsque qu’on offre l’hospitalité on accueille avant tout des êtres humains avec leur culture, leur méfiance envers nous, ce que nous considérons des impolitesses et leur individualité. Dans notre offre d’hospitalité, nous ne pouvons omettre d’entrer en relation avec l’autre et de le découvrir tout comme le fait Abraham avec le Seigneur.
La promesse ou la dimension eschatologique de l’hospitalité
La quatrième caractéristique de l’hospitalité est la présence d’une promesse à portée eschatologique. Au tout début du cycle d’Abraham en Genèse 12, Dieu lui promet une terre et une descendance. Rien de tout cela ne s’est encore réalisé au chapitre 18. Au moment où les visiteurs jouissent de l’hospitalité d’Abraham, la promesse d’une descendance est réitérée. Clément de Rome, dans son Épitre aux Corinthiens suggère ceci : « C’est à cause de sa foi et son hospitalité que lui fut donné un fils dans sa vieillesse. » (1 Clem 10,7)
La promesse eschatologique par excellence est en soit un geste d’hospitalité, une promesse d’être accueilli dans le Royaume de Dieu. Lorsqu’Abraham accueille le Seigneur lui-même, à la porte de sa tente, il fait présent le Royaume de Dieu dans l’histoire. Il nous invite par le fait même à édifier dès maintenant dans l’histoire le Royaume par nos gestes d’accueil envers l’autre, le migrant, l’étranger.
Martin Bellerose est professeur à l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission.