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Jésus, homme libre face aux contraintes d’une tradition
Roland Bugnon, CSSP | 17 décembre 2018
En poursuivant la lecture de l’évangile selon Marc, le lecteur a de quoi être surpris par le nombre impressionnant de critiques et polémiques que suscitent les paroles et les actes de Jésus. Nous l’avons constaté à propos du respect strict de la loi du sabbat, de sa proximité trop grande avec « les pécheurs », et ses paroles de pardon et de miséricorde qui présentent un autre visage de Dieu.
À ses yeux, la loi divine est faite pour aider l’être humain et non pour le soumettre à une obéissance inconditionnelle et aveugle, comme l’estime le groupe des pharisiens dont l’irritation contre lui ne fait que s’exacerber. Un autre motif de polémique apparaît un peu plus loin en Mc 7,1-12 : il s’agit de la loi sur le pur et l’impur, à laquelle la religion juive est très attachée. Cette loi sera par ailleurs la cause des premières grandes polémiques au sein des nouvelles communautés chrétiennes où se retrouvent désormais, comme à Antioche, des croyants d’origine juive et des convertis venus du monde gréco-romain. Parce qu’il destine son évangile en priorité à ce monde-là, Marc s’arrête longuement sur cet épisode et prend soin d’en expliquer les raisons. Il veut montrer que la pratique d’ouverture de ces premières communautés remonte à Jésus lui-même.
L’événement est banal. Des pharisiens et des scribes sont venus de Jérusalem, désireux certainement d’en savoir un peu plus sur le rabbi de Nazareth. Ils se sont joints à la foule des disciples et se retrouvent proches du rabbi au cours d’un repas. C’est alors qu’ils voient (v. 2) des disciples prendre leur repas avec « des mains impures ». Ils n’ont pas fait les ablutions traditionnelles, accompagnées de prières, pour se purifier de tout ce qui aurait pu les rendre impurs au regard de la loi. Il ne s’agit pas d’une question d’hygiène mais de fidélité à la loi de Moïse et à une tradition qui a étendu cette dernière à de nombreuses pratiques propres au judaïsme. Marc les explicite aux versets 3 et 4. Il est fort probable qu’en écrivant « des disciples » il pense à ces premiers chrétiens venus du monde païen, qui se voient reprocher de ne pas suivre les pratiques auxquelles les premiers disciples sont restés « naturellement » fidèles. Il veut clarifier une question qui suscite de violents débats et les premières déchirures (voir Ac 10-11 et 15). Paul lui-même, durant tout son ministère, sera poursuivi d’une haine féroce de la part d’anciens juifs devenus chrétiens, qui ne lui pardonnent pas d’avoir ouvert la voie aux païens, sans leur demander de suivre en même temps la loi mosaïque. Le point de vue de Jésus sur cette question est capital pour tous ceux qui se réclament de lui.
Tout commence par une question qui est aussi un reproche : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens? Ils prennent leurs repas avec des mains impures. » (Mc 7,5) La tradition évoquée ici ou l’héritage du passé a quelque chose de sacré aux yeux de ceux qui interpellent le rabbi. Elle doit être respectée scrupuleusement. Jésus n’est visiblement pas de cet avis. L’attitude de ses interlocuteurs a quelque chose qu’il ne supporte pas et il le fait savoir : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. » (Mc 7,6-7) Il reprend à son compte le reproche du prophète au peuple d’Israël. Le culte rendu à Dieu est sans effet parce le cœur n’y est pas. Les paroles sont bien là, chantées ou prononcées assidument, mais elles restent pur automatisme, sans venir d’une décision ou d’une prise de conscience intérieure. Pour lui, comme pour Isaïe, le culte rendu à Dieu ne peut être vrai que s’il vient de l’intérieur du cœur de celles et ceux qui le vivent. Cette remarque est sans frontières. Elle interpelle toutes les personnes qui désirent répondre fidèlement aux appels divins. À ses yeux la sacralisation de la tradition et son respect inconditionnel ne conduisent qu’à une forme de dureté du cœur et d’irrespect de l’autre. L’authentique fidélité à la loi divine ne peut venir que du fond de l’humain. Les différentes pratiques religieuses qui l’enrobent, ne sont que des us et coutumes qui peuvent changer. Jésus situe la fidélité à Dieu à sa vraie place là où elle prend sa valeur. Sera-t-il entendu?
Je t’écoute, Seigneur, et je sais, au regard de l’histoire, qu’il est facile de multiplier les lois religieuses et les nouvelles pratiques, sous le prétexte de mieux te prier et te rencontrer. Mais combien de ces doctrines, édictées à la suite de querelles théologiques, ne sont-elles que « préceptes humains »? Combien de fois, à la suite de dissensions trop humaines, l’Église ne s’est-elle pas déchirée? C’était hier et aujourd’hui encore que chacun de nous oublie trop souvent l’essentiel : Il est vain le culte qui t’est rendu, Seigneur, si notre cœur n’y est pas… Donne-nous, Seigneur, un cœur nouveau! Mets en nous Seigneur un Esprit nouveau!
Prêtre spiritain, Roland Bugnon est l’auteur de Voyage de Marc en Galilée : récit imaginaire et romancé de la naissance d’un livre (Saint-Augustin, 2013).