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La prière : du cri à la louange

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 8 mai 2023

Le cri débouche sur la louange. C’est ainsi que je concluais un texte sur la prière dans la Bible. J’y explorais le sens de la prière comme cri des opprimés vers Dieu. Parole souffrante adressée à Dieu, elle ne laisse pas indemne. Elle est épreuve et combat. Elle engage la personne priante et le monde autant que Dieu.

Elle met d’abord Dieu en demeure, comme Job, de répondre de sa promesse, face à la puissance du mal qui semble victorieux, en en appelant à l’ultime espérance, lors même de la morsure mortelle du désespoir, invoquant Dieu contre Dieu. Ce cri se joint ainsi à la prière même du Dieu souffrant, et impuissant, sur la croix : Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné… (Mt 27,46) qui reprend la prière même du psalmiste (Psaume 21), et à travers elle toutes les voix humaines étouffées par la haine et l’injustice, les humiliations et la déchéance. Dieu y joint sa voix comme réponse ultime et consolatrice. Pas de remède, sinon la garantie que Dieu est présent et souffre, qu’il porte la souffrance humaine. Consolation vraiment ? Nulle n’en fait l’épreuve sinon celui ou celle qui le vit. La blessure ne se guérit pas, elle peut même saigner, mais ne suppure plus la désolation, car elle est blessure de Dieu ; s’y mêle sa présence, sa lumière et son souffle, et son nom saint s’y appose comme un baume. Le criant, le souffrant, l’orant ne reçoit de Dieu que le gage de ne pas être abandonné de lui, celui d’être vu, entendu, touché et saisi par lui, sa lumière brillant dans les ténèbres où l’on peut être plongé. L’espérance surmonte le désespoir, elle ne l’élimine pas. C’est pourquoi cette prière criante, qui pénètre le silence de Dieu, se révèle autant condamnation et jugement que louange.

La décréation et la kénose

Le parti pris de Dieu pour les abandonnés est porté par les prophètes. Les appauvris et les humiliés, les anawim, sont la figure humaine privilégiée à laquelle Dieu s’adresse pour renouveler son alliance avec l’humanité. À leurs cris, à leurs plaintes, à leurs prières Dieu répond par la voix des prophètes interpellant les puissants et les riches – les maîtres du monde qui défigurent la création. Cette voix prophétique, Jésus l’assume dans l’acte inaugurateur de sa mission à Nazareth, en proclamant par les paroles d’Isaïe :

L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m’a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres ; Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les opprimés et publier une année de grâce du Seigneur. » (Lc 4,18)

La présence de Dieu dans la création est celle d’un résistant, d’un combattant, aux côtés des défigurés de la création, de la création mutilée, en faveur de la beauté, de la bonté, de la justice. La prière des anawim a valeur de jugement implacable contre ceux qui œuvrent à cette décréation, comme la voix du sang d’Abel crie de la terre vers Dieu (Gn 4,10). En effet, qui participe à cette défiguration, qui ne s’engage pas à la combattre, qui se détourne de cette responsabilité, œuvre contre Dieu lui-même qui entend le cri et s’engage. Et quel est ce jugement qui provoque ce cri ? À ceux qui ont fait la sourde oreille aux cris des anawin, à leur prière insistante – alors qu’ils frappaient désespérément à la porte, et ne l’ont pas ouverte –, il leur sera fait la même chose : « on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez » (Mt 7,2). C’est pourquoi, la bonne nouvelle annoncée aux pauvres est pour les riches et les puissants une mauvaise nouvelle, comme en témoigne les béatitudes de l’évangile de Luc, accompagnées des malédictions aux riches et aux repus (Lc 6,20-26).

Qu’est-ce que cela signifie pour nous, pour ceux et celles qui suivent Jésus ? Cela dit d’assumer la parole prophétique qui rappelle cette bonne nouvelle et à qui elle s’adresse avant tout, mais qui rappelle en même temps le jugement qu’elle entraîne pour ceux et celles qui par leur vie et leur agir participent ou donnent leur appui à la décréation du monde. À la bonne nouvelle correspond une mauvaise nouvelle ; à la joie, un malheur ; au règne de Dieu annoncé aux pauvres, l’anti-règne de Dieu, celui des riches, où sont sacrifiés la multitude des pauvres sur l’autel sanglant des idoles de la richesse et de la puissance : « On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon » (Mt 6,24), dit Jésus. Et on sert Dieu en autant que l’on opte, comme Jésus, pour cheminer aux côtés des sacrifiés des idoles de l’argent et du pouvoir. Jésus a fait cette option, au nom de Dieu, dans un monde où l’anti-règne de Dieu domine. L’option messianique de Jésus témoigne de ce parti pris, jusque dans sa mort : la joie annoncée aux pauvres est la même annoncée aux persécutés pour la justice.

Tant qu’il y aura cri, il y aura jugement. Il y aura Dieu dans la balance, pesant de tout son poids sur le plateau des pauvres pour rétablir la justice bafouée. L’écrivain italien Erri De Luca évoque dans Une tête de nuage (Gallimard, 2018) la stupéfaction qu’a pu provoquer Jésus chez ses auditeurs en entendant l’annonce des Béatitudes, qui traduisent le cœur de son message. À l’entendre commencer par dire Heureux, il leur est venu sûrement à l’esprit, tout spontanément, le premier chant qui ouvre le Livredes Psaumes etqui commence par ce mot. Mais ce que Jésus ajoute à la suite détonne avec ce qu’ils s’attendaient d’entendre : le bonheur est au juste qui suit la Loi, et à qui tout sourit : « il est comme un arbre planté près d’un ruisseau, [] tout ce qu’il entreprend réussira » (Ps 1,3). Non, Jésus dit une chose inespérée, ahurissante : Heureux les pauvres en esprit ; c’est alors qu’une autre parole de la Bible leur revient en mémoire, celle du prophète Isaïe : « je suis [, dit Dieu,] avec qui est broyé, humilié dans son esprit, pour ranimer l’esprit des humiliés, pour ranimer le cœur de ceux qu’on a broyés [] et sur leurs lèvres, je vais créer la louange. Paix ! [] Pas de paix pour les méchants, – dit mon Dieu. » (Is 57,15.19.21). Parole qui interpellent les gens qui sont venu entendre Jésus, eux qui peinent et qui souffrent au quotidien, opprimés, écrasés par les dettes, pendant que les riches, les prélats et les potentats font bombances et s’enrichissent à leur dépens. Dieu sort enfin de son silence. Or, à cette joie d’être entendus par Dieu, de se sentir accompagnés par lui, répond en écho l’annonce d’un malheur, comme un cri de douleur et de désolation : Aïe à vous les riches ! Aïe à vous les repus ! La douleur, la souffrance des humiliés, des broyés dans leur souffle, écrasés par les charges que vous leur donnez de porter, pendant qu’indifférents vous festoyez, seront vôtre, à votre tour ; vous la ressentirez dans votre chair, dans votre âme : « de la manière dont vous jugez, vous serez jugés ; de la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera » (Mt 7,2).

La louange

La prière n’est pas une parole vaine. C’est pourquoi dans l’Évangile le cri est couplé à la louange, comme en témoigne le Psaume 21, qu’entame Jésus dans son agonie sur la croix. Un cri déchirant d’abandon, de désarroi, de désespoir, qui s’achève dans la louange, à partir du verset 22 où surgit, d’une manière inespérée, ces mots : « Tu m’as répondu ! » La louange qui suit reprend les termes de la Bonne nouvelle annoncée aux pauvres : « Les pauvres mangeront : ils seront rassasiés [] : "À vous, toujours, la vie et la joie !"[]"Oui, au Seigneur la royauté, le pouvoir sur les nations !" Tous ceux qui festoyaient s’inclinent ; promis à la mort, ils plient en sa présence. []  On proclamera sa justice au peuple qui va naître : Voilà son œuvre ! » (Ps 21, 27-32).

L’Église proclame cette louange, à l’eucharistie, qui fait mémoire, dans le pain rompu, de la vie de Jésus et, dans la coupe de vin partagée, de l’Alliance nouvelle qu’il a établi par le don de sa vie avec l’humanité pour combattre la défiguration de la création et la rendre conforme au rêve de Dieu. Cette louange est tout entière dans l’Apocalypse, ce magnifique poème à l’Agneau immolé, debout, aux côtés de la multitude des égorgés de l’histoire. Poème dédié à la résistance en Jésus, à l’espérance plus forte que le désespoir, dans le combat de Dieu, aux côtés des pauvres en esprit, broyés dans leur souffle, le combat pour la justice, la bonté, la beauté contre ce qui défigure le monde. La louange, c’est le témoignage vivant et joyeux que Dieu a rompu le silence.

Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.