(photo : Zac Durant / Unsplash)
La prière dans le monde
Jean-Claude Ravet | 15 octobre 2018
Deux passages bibliques témoignent d’une manière bouleversante du sens de la prière. « La voix du sang de ton frère crie vers moi du sol », est-il dit dans la Genèse (4,10) et « J’ai vu la misère de mon peuple, j’ai entendu son cri devant ses oppresseurs, oui je connais ses souffrances », dans l’Exode (3,7). Prières qui engagent Dieu, compatissant, auprès de ceux et celles qui souffrent, comme compagnon de libération. Prières qui annoncent déjà la kénose de Dieu, l’Incarnation dans la condition humaine, par amour.
Ces exemples de prières nous disent quelque chose de Dieu mais aussi du sens de la prière elle-même. La prière qui rejoint Dieu dépasse infiniment les mots, dépasse notre conscience de prier. Elle est un cri de douleur, d’indignation et de révolte contre l’injustice et le mal. Elle est un cri de la chair et de la terre. D’une chair souffrante et d’une terre souffrante, d’une terre témoin de la malveillance et de la rapacité humaine.
L’appel pressant du théologien brésilien de la libération Leonardo Boff d’écouter le cri des pauvres et de la Terre, réitéré par le pape François dans son encyclique Laudato Si sur la crise écologique, témoigne d’une dimension essentielle de la prière : elle est un cri à la fois adressé à Dieu et aux hommes et aux femmes. Car le cri des humiliés et de la Terre ravagée, c’est aussi le cri du Dieu crucifié. L’écouter, c’est s’engager à répondre de notre vocation d’homme et de femme qui est de prendre soin de la vie dont nous sommes partie intégrante, et de la Terre, qui nous a été confiée, et particulièrement du lot qui nous est imparti. C’est entrer humblement dans le chemin de la tendresse, de la sagesse et de la justice. Accueillir en nous le Dieu blessé. La prière de Job, c’est la prière de Dieu à l’humanité.
La prière n’a pas tant fonction de communication – comme si Dieu n’était pas déjà présent à nous-mêmes et au monde, avant même que nous parlions ; comme s’il ne faisait pas déjà corps avec celui ou celle qui souffre –, mais avant tout expression de soi et communion. Expression de soi, car elle brise les chaînes du superflu, dépouille de l’inessentiel, met le cœur et l’âme à vif au plus près du désir de vivre. Elle dénude et allège, nous plongeant dans la fragilité de la parole et de l’être, et l’affrontement avec le sens du monde et de la vie – avec Dieu. Combat avec l’ange qui nous enracine dans notre précarité, dans celle de tout vivant.
La prière est communion, car elle est, par-dessus tout, écoute du silence de Dieu. Feu qui brûle mais ne consume pas comme pour Moïse au Sinaï (Ex 3) ou « voix de fin silence », comme pour Élie sur l’Horeb (1 Rois 19,12). Dialogue éprouvant avec Personne, l’indicible, l’ineffable, qui purifie et anime, met en marche vers les autres, vers le monde.
C’est pourquoi la prière, avant d’être consolation, est épreuve et combat intérieur. Elle ne laisse pas indemne. Car d’elle sourd la prière même que Dieu nous adresse : appel à agir pour apaiser la douleur du monde, à lutter contre l’injustice, à affronter le scandale du mal sans répit, comme si c’était lui dont nous prenions soin.
C’est à cette expérience que renvoie cette parole de Dieu dans le livre d’Isaïe – scandaleuse pour tous ceux qui prétendent être des experts de la prière toute faite : « N’est-ce pas ceci le jeûne que j’aime : détacher les chaînes injustes, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qui sont maltraités, rompre tous les jougs » (Isaïe 58,6). La vérité de la prière se vérifie quand, en nous, est accueillie notre fragilité natale et l’impuissance de Dieu, mais aussi qu’est assumée notre responsabilité d’être gardien de nos frères et de nos sœurs, et de la Terre, dans un monde apparemment abandonné de Dieu. « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, de mes sœurs, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Matthieu 25,40)
N’est-ce pas ainsi préserver l’espérance et la beauté du monde? Comment dès lors la prière ne trouverait-elle pas son expression ultime dans la louange et l’action de grâce?
Jean-Claude Ravet est rédacteur en chef de la revue Relations.