Nazareth (photo : Jacek Sopotnicki / 123RF)
Une citation qui n’en est pas une…
Sébastien Doane | 24 juin 2019
La « citation » la plus problématique du Nouveau Testament est sans doute Mt 2,23. Le récit de naissance de Jésus se termine par une citation qui ne renvoie à aucun texte connu.
« […] et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : il sera appelé Nazôréen. » (Mt 2,23)
Les problèmes au sujet de ce verset sont nombreux.
- De qui traite ce verset? Le pronom « il » n’est pas déterminé. La logique habituelle est de prendre le sujet de la phrase précédente. Or, le dernier sujet clairement identifié est Joseph. Est-ce Jésus ou Joseph qui « sera appelé Nazôréen » ?
- Ce verset réfère aux prophètes au pluriel. Est-ce qu’il y a plusieurs textes prophétiques qui transmettent cette parole? Aussi, cette formulation peut être comprise comme une allusion à la pensée commune des prophètes en général. Selon Jérôme, il s’agit d’un indice donné aux lecteurs pour éviter qu’ils interprètent ce passage de façon littérale. Tertullien voit dans ce pluriel une façon de référer non pas aux prophètes bibliques, mais aux chrétiens.
- Qu’est-ce qu’un Nazôréen (Nazôraios)? Proche du nom de Nazareth, le mot pourrait désigner un habitant de cette localité, mais il y a d’autres façons de le faire dans les textes du Nouveau Testament. Est-ce l’équivalent d’un nazir (consacré) en hébreu?
Créatifs, les exégètes ont proposé plusieurs textes de l’Ancien Testament pour offrir une solution. L’option la plus populaire est d’y voir un jeu de mots à partir de (nēser) « branche » ou « racine » de Jessé en Is 11,1. Puisque Nazôréen pourrait peut-être dériver du mot « nazir », certains voient une référence à Samson en Jg 13,5-7. Parmi les nombreuses autres suggestions se trouvent aussi Jr 31,6, Gn 49,26 et Lam 4,7. Marie-Joseph Lagrange conclut : « Il est constant que rien dans l’Écriture ne désigne le Christ comme devant être Nazaréen [1]. »
« Il sera appelé Nazôréen » pourrait aussi provenir d’une façon de dénigrer Jésus, puisque Nazareth était un village insignifiant. Comme le dit l’évangile de Jean : « Peut-il venir de Nazareth quelque chose de bon ? » (Jn 1,45-46)
Est-ce que le texte auquel Matthieu 2,23 réfère a été perdu avec le temps? Est-ce que l’auteur de l’évangile « invente » une citation pour légitimer le récit qu’il raconte dans un but apologétique pour expliquer pourquoi Jésus est associé à Nazareth?
Ironiquement, malgré la confusion autour des sources de Mt 2,23, le sens général de cette péricope (2,19-23) est assez clair. La perspective offerte par le récit propose de voir l’installation de la famille à Nazareth comme un accomplissement des Écritures. Dans ma propre lecture critique, j’interprète cette citation comme un accomplissement à condition que cet accomplissement soit compris comme un renversement. Le Messie sera éventuellement rejeté et crucifié. Jésus n’est pas associé à Jérusalem, mais à Nazareth. Le fait de lire que Jésus est associé à cette localité à la fois éloignée du pouvoir et du prestige traditionnel m’incite à voir Jésus comme un messie différent de ce qui était généralement attendu. La lecture de ce verset permet de renverser les attentes liées à un messie triomphant. Ce type de messianisme pourrait être associé à Jésus par l’affirmation qu’il est « fils de David » ou aux connotations militaires et triomphales du Messie qu’on peut déduire des citations prophétiques évoquées en Mt 1-2.
La « citation » des prophètes en Mt 2,23 demeure une énigme. Et vous, qu’en pensez-vous?
Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).
[1] M.-J. Lagrange, Évangile selon saint Matthieu, Paris, Gabalda (Études bibliques), 1923, p. 39.