Les femmes au tombeau. Annibale Carracci, 1590. Huile sur toile, 121 x 146 cm. Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg (Wkimedia).
9. Se taire ou parler
André Myre | 8 novembre 2021
Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Dans ce texte, il aborde le texte de la finale courte de Marc et le scandal que cela provoque.
La bonne nouvelle D’après Marc se conclut sur la péricope qui traite de la venue des femmes au tombeau, au petit matin de ce qu’il est convenu d’appeler le jour de Pâques. Et, comme il fallait s’y attendre dans un évangile aussi déroutant, les choses ne se passent pas bien. Voici l’essentiel du récit :
16,1 Et Marie la Magdaléenne, et Marie de Jacques, et Salomé, 2 de bon matin, le premier de la semaine, viennent à la tombe, le soleil ayant surgi. 5 Et, étant entrées, elles virent un jeune homme, assis à droite, et enveloppé d’une longue robe blanche, et elles furent effrayées. 6 Lui, cependant, leur dit :
Ne vous effrayez pas. C’est Jésus que vous cherchez, le Nazarénien, le crucifié? Il s’est relevé, il n’est pas ici.
7 Mais allez-vous-en, dites à ses partisans – et à Pierre! – : Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez.
8 Et, étant sorties, elles s’enfuirent de la tombe, car elles étaient tremblantes et hors d’elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur…
Une finale scandaleuse
Dans la catéchèse chrétienne, ce récit est rarement interprété dans le contexte de l’évangile dont il constitue la conclusion. C’est pourtant la première chose à faire, en mettant de côté toutes les images des récits d’apparition de Jésus – lesquels ont tous été rédigés à partir des années 80 et n’existent donc pas au moment où l’évangile de Marc est composé –, et toutes les idées que nous nous faisons sur les origines de l’Église, idées que l’évangéliste ne partage évidemment pas. C’est seulement en adoptant cette approche qu’il est possible de comprendre ce que Marc cherche à dire, et, en conséquence, le scandale qu’il a causé. Si on veut avoir une idée du malaise qu’il a provoqué dans l’Église, il suffit de lire les deux versets qui suivent, tirés des évangiles de Matthieu et de Luc, lesquels, rédigés une quinzaine d’années après Marc, l’utilisent comme source pour composer leur propre récit :
Mt 28,8 Et, s’en allant vite du tombeau avec peur et grande joie,
elles coururent faire l’annonce à ses partisans.
Lc 24,9 Et elles s’en retournèrent du tombeau faire l’annonce de tout cela aux Onze et à tous les autres.
Et ce ne sont pas seulement Matthieu et Luc qui ont corrigé Marc, car ils ont été suivis par de larges pans de la tradition, laquelle est à l’origine des versets 9 à 20, qui donnent à Marc une conclusion contraire aux intentions de l’évangéliste. Tout cela pose évidemment la question du sens de la finale de Marc. Que voulait-il faire comprendre à ses lectrices et lecteurs en terminant son évangile sur un silence aussi paradoxal : « Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur… »
Des partisans qui n’en sont pas
Pour comprendre la finale sur le silence des femmes, il faut d’abord se souvenir de ce qui est dit de l’entourage de Jésus, en particulier des membres de sa garde rapprochée, dans les derniers chapitres de l’évangile. Au cours du dernier repas pris avec Jésus, par exemple, les partisans ne sont pas trop sûrs de l’identité de celui qui va le trahir, ce pourrait être n’importe quel d’entre eux : « Pas moi, j’espère? », se demandent-ils l’un après l’autre. Par après, les trois premiers – l’Exécutif! – lui dorment au nez alors qu’il est au creux de l’effroi, tellement ils craignent de partager sa prière. Ensuite, Judas le trahit, puis tous – tous! – prennent la fuite, et, finalement, Pierre le renie. Par la suite, on n’entend plus parler d’eux jusqu’à ce que l’ange qui s’adresse aux femmes au tombeau en fasse mention. Marc montre donc clairement que les partisans de Jésus ont laissé tout le champ libre au système pour qu’il se débarrasse de celui qui se dressait sur son chemin. Ce faisant, ils ont choisi leur côté de la barricade. Je reprends ici les mots que Luc met dans la bouche de Pierre au matin de la Pentecôte ; s’adressant aux Judéens et, en particulier, aux habitants de Jérusalem (Ac 2,14), il déclare :
Ac 2,36 C’est seigneur et messie que Dieu l’a fait, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié.
Dieu est le seul qui ait pris le parti de Jésus, lequel n’avait donc qu’un Partisan. Au moment crucial, les autres brillaient par leur absence.
Des femmes qui ne parlent pas
Après avoir ainsi présenté les hommes, Marc se tourne vers les femmes. Il a déjà dit d’elles, qui l’avaient suivi et servi en Galilée, que « de loin, elles l’avaient regardé » mourir (15,40) ; elles avaient aussi « regardé » où le délégué de la Cour suprême avait déposé le cadavre de Jésus (15,47). En utilisant le verbe « regarder », Marc annonce ses couleurs. Il présente les femmes comme de simples spectatrices, qui, comme les hommes, ont un comportement dans lequel se révèle leur refus de s’engager ou de prendre parti. Tout cela devient clair dans le récit de la rencontre au tombeau. En effet, à peine ont-elles entrevu le jeune homme en blanc – la blancheur indiquant qu’il s’agit du porte-parole de Dieu –, que les voilà « effrayées », et, malgré l’invitation du jeune homme à faire confiance, elles le resteront jusqu’à la fin, « tremblantes et hors d’elles-mêmes », les derniers mots de l’évangile étant : « elles étaient apeurées, en effet ». Marc se sert des personnages que sont les femmes pour rendre compte du comportement des hommes : ce sont tous des personnes paralysées par la peur. Ce que Marc veut faire comprendre à ses lectrices et lecteurs, c’est que les femmes refusent d’annoncer la résurrection de Jésus aux hommes, parce qu’elles savent que ces derniers ne veulent pas l’apprendre. Tout cela est beaucoup trop dangereux. Le silence des femmes et l’absence des hommes, c’est tout un. Or, cela s’oppose au dessein de Dieu, qui aurait voulu que soit révélée la résurrection de Jésus à ses partisans. Et Marc laisse paradoxalement ses lectrices et lecteurs là-dessus. À eux d’y réfléchir.
La foi aux mains d’anonymes
L’évangile de Marc, et sa finale en particulier, ouvrent toutes sorte de pistes de réflexion. J’en trace deux.
D’abord, il est évident que l’évangile de Marc n’est pas la charte d’une religion populaire, fondée pour rassembler une multitude d’adeptes, leur apprenant comment vivre heureux ici-bas dans l’espérance d’avoir accès à un salut éternel. D’après Marc est plutôt le tracé d’une vie qui fait le procès des systèmes que s’est donnée l’humanité pour gérer son existence sur la planète, faisant entendre la voix de celles et de ceux qu’ils oppriment et nourrissant l’espoir d’un changement radical. Dans ce contexte, l’évangile ne cesse de montrer les difficultés qui attendent quiconque décide de s’aventurer sur ce chemin. Aussi se termine-t-il sur l’expérience de la peur. L’évangile cherche à rassembler et à motiver des gens courageux, décidés à être présents au cœur des conflits qui hypothèquent la survie de l’humanité, et n’hésitant pas à prendre la parole. C’est seulement là que l’Église de Jésus Christ existe.
En second lieu, Marc est résolument opposé à l’interprétation qui veut que l’Église soit fondée sur les Douze et, en particulier, sur la foi de Pierre. Il est clair, pour lui, – aussi scandaleux que cela puisse paraître – que les Douze se sont définitivement détournés de Jésus, et n’ont rien voulu savoir de la foi. Les partisans se sont enfuis, et les femmes n’ont rien dit. Pourtant, l’évangile de Marc a été écrit, et il s’est trouvé des gens pour le lire, le comprendre, et en faire l’inspiration de leur vie. Il y a donc eu des hommes et des femmes qui ont décidé de suivre le chemin tracé par Jésus, et donc de croire, en reprenant les mots du jeune homme en blanc, que « Jésus, le Nazarénien, le crucifié, s’est relevé » (16,6). Marc a reçu cette foi de croyants et de croyantes anonymes, et, quarante ans après la mort de Jésus, il l’a mise par écrit. Puis, il s’est trouvé des gens à l’aise pour dégager les fonds nécessaires à la production de coûteux manuscrits qui en reproduisaient le contenu, en vue de les faire circuler dans le monde méditerranéen. C’est ce qui explique qu’une quinzaine d’années plus tard deux rédacteurs aient décidé d’utiliser D’après Marc pour formuler leur propre version de l’évangile : D’après Matthieu et D’après Luc.
Au cours de l’histoire des derniers deux mille ans, beaucoup de gens ont parlé, à la suite des anonymes sur la foi desquels repose la bonne nouvelle D’après Marc, des femmes et des hommes inconnus, qui ont porté l’Église sur leur dos jusqu’à aujourd’hui. Une Église sous-terraine, à l’aise dans les catacombes, indépendante des papes, des évêques et des curés, des rites et de églises, des dogmes et de la morale. Une Église en plein essor, effervescente, qui accompagne Jésus jusqu’au bout sans avoir peur de parler, tandis que l’autre, pleurant sur son sort, se cache et se tait, comme elle le fait depuis le début. Aux lectrices et lecteurs de D’après Marc de décider s’ils feront partie de l’Église en fuite, qui se tait, ou de celle sur place, qui parle. Or, comme le dit Marc, au cœur de son évangile, l’impact d’une telle décision est majeur :
8,34 Si quelqu’un veut suivre derrière moi, qu’il se renie lui-même, et qu’il porte sa croix, et qu’il me suive.
35 Car qui veut sauver sa vie la perdra, cependant, qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.