Les sept anges avec sept trompettes de l’Apocalypse de Bamberg
Folio 19v, Bibliothèque nationale, Bamberg, MS A. II. 42 (Wikipedia)
Adoration – NT 11
Paul-André Durocher | 30 janvier 2023
Référence biblique : Apocalypse 15, 3-4
Liturgie des Heures : Les vendredis à Vêpres
3 Grandes, merveilleuses, tes œuvres,
Seigneur, Dieu de l’univers !Ils sont justes, ils sont vrais, tes chemins,
Roi des nations.4 Qui ne te craindrait, Seigneur ?
À ton nom, qui ne rendrait gloire ?Oui, toi seul es saint ! +
Oui, toutes les nations viendront
et se prosterneront devant toi ;
oui, ils sont manifestés, tes jugements.
Dans son contexte. La structure du livre de l’Apocalypse ressemble à une spirale où reviennent à plusieurs reprises les mêmes thèmes et symboles. Ainsi, dans sa vision, l’auteur voit l’Agneau ouvrir sept sceaux qui marquent autant de nouvelles étapes dans le jugement des peuples qui résistent à Dieu et à son Christ (6 – 8,1). Ces sceaux sont suivis de sept trompettes. La sonnerie de chacune inaugure un autre élément de ce jugement (8,2 – 11,19). Mais les puissances du mal se rebutent. Le Dragon et les deux Bêtes s’entêtent dans leur opposition au Règne de Dieu (12 – 13). Un chapitre intermédiaire annonce que le jugement divin entre maintenant dans sa dernière phase (14). Alors s’avancent sept anges tenant sept coupes remplies de fléaux : lorsqu’elles seront répandues sur la terre, elles déclencheront le renversement absolu des puissances du mal et l’ultime triomphe des fidèles.
C’est à ce moment que « ceux qui sont victorieux de la Bête, de son image et du chiffre qui correspond à son nom » se tiennent debout sur une mer de cristal remplie de feu, une cithare à la main, et chantent un cantique que la liturgie catholique appelle NT 11. L’auteur donne un titre autrement intrigant à ce chant : « le cantique de Moïse, serviteur de Dieu, et le cantique de l’Agneau » (15,3).
Le chant lui-même est très court. Il proclame les éloges du Dieu créateur pour ses actes merveilleux et ses décisions justes et vraies. Il pose deux questions rhétoriques : qui ne craindrait le Seigneur ? qui ne lui rendrait gloire ? Ces questions préparent de fait une prophétie : le jour vient où toutes les nations se prosterneront devant Dieu et ses jugements.
Les racines juives. En identifiant ce chant comme celui de Moïse et, simultanément, celui de l’Agneau, l’auteur nous renvoie d’abord au livre de l’Exode, chapitre 15. Debout, au bord de la mer des Roseaux, Israël entonne un chant de louange à Dieu qui l’a délivré de l’Égypte en le faisant passer entre les murailles d’eau à pied sec. Ce long cantique (la liturgie catholique le nomme AT 1) célèbre les actes merveilleux de Dieu en faveur de son peuple. À la fin, il annonce le jour où Israël se retrouvera bien établi à Jérusalem, rassemblée autour du Temple, la Demeure de Dieu. On remarque deux questions rhétoriques au cœur du poème : qui est comme le Seigneur parmi les dieux ? qui éclate de sainteté comme lui ?
Même si AT 1 est beaucoup plus long que NT 11, on y retrouve sa structure : mémoire des merveilles passées, louange actuelle, questions rhétoriques, annonce d’un avenir encore plus beau. Les deux cantiques partagent également de nombreuses expressions. De fait, le vocabulaire de NT 11 emprunte à plusieurs passages de l’Ancien Testament (la TOB en note cinq). C’est comme si l’auteur voulait souligner que la victoire de Dieu sur les Égyptiens et la libération du peuple d’Israël préfigurent humblement la victoire ultime de Dieu sur toutes les puissances du mal à la fin des temps. Ainsi, le chant de Moïse devient le chant de l’Agneau, la louange du Christ ressuscité qui acclame son Père et célèbre sa grandeur en annonçant que toutes les nations s’allieront un jour à son Royaume de justice, de vérité et de sainteté.
Dans ma vie. Il y a une cinquantaine d’années, l’Église Unie du Canada avait commandé quelques gravures contemporaines de la figure du Christ. L’une d’elles avait frappé l’imaginaire collectif de l’époque : elle représentait Jésus riant à gorge déployée. Je me souviens de mon émotion en voyant cette image pour la première fois. J’ai été bouleversé par l’humanité profonde qui se dégageait de cette représentation du Christ, si différente des statues et des peintures classiques qui abondent dans nos églises.
En réfléchissant au titre que l’auteur de l’apocalypse donne à ces quelques versets du début du chapitre — le cantique de Moïse et de l’Agneau — je réussis sans peine à m’imaginer Moïse chantant sa joie sur le bord de la mer des Roseaux à la vue des Égyptiens vaincus et de son peuple enfin libre. Pourquoi est-ce si difficile pour moi de m’imaginer le Christ ressuscité en train de chanter les louanges du Père pour sa victoire sur les puissances du mal ?
Pourtant, les évangiles nous rapportent que Jésus « exulta de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » lorsque ses disciples sont revenus de leur première mission, heureux de leur expérience (Lc 10,21). Ils nous racontent aussi comment Jésus a chanté les psaumes avec ses apôtres le soir du banquet pascal en célébrant justement la mémoire du passage de la mer des Roseaux (Mt 26,30), lui qui devait traverser la mort quelques heures plus tard.
Imaginer Jésus exultant avec ses disciples et chantant les psaumes m’aide à pénétrer le sens du « cantique de l’Agneau. » Le Christ ressuscité, après avoir triomphé de la mort, participe à la victoire de son Père sur toutes les puissances du mal. Il se réjouit pour son peuple enfin libéré de la servitude du péché et de la dégradation de la mort. En fin de compte, je me sens près de ce Jésus qui chante : en acclamant son Père, il nous invite à exulter avec lui en reprenant ce joyeux refrain.
Dans le plan de Dieu. Le cantique de Moïse célébrait les actes que Dieu avait réalisés en faveur des Hébreux, mais il annonçait aussi de futures interventions qui établiraient le peuple dans la Terre promise. De même, le cantique de l’Agneau, tout en chantant ce que Dieu a déjà fait pour renverser les puissances du mal, annonce un accomplissement encore plus merveilleux de l’histoire lorsque toutes les nations reconnaîtront en lui la source de la vie.
Nous, qui chantons ce cantique à Vêpres, nous célébrons ce que Dieu a déjà réalisé de son plan de salut : la venue de son Fils parmi nous, la Parole de vérité annoncée au monde, le mystère salvifique de la Croix, le triomphe de la résurrection et l’envoi de l’Esprit sur les disciples. Mais l’achèvement de cette histoire nous attend, et nous marchons vers l’avenir, confiants dans cette victoire ultime qui dépassera nos rêves les plus fous.
Nos efforts pour contrer le mal, pour renverser les idoles, pour guérir les blessures et établir la paix ne sont pas futiles. Ils porteront leurs fruits dans ces derniers temps où « toutes les nations viendront et se prosterneront » devant l’Amour. Célébrons le passé, renouvelons nos engagements présents et croyons dans l’avenir que Dieu nous promet. « Oui, ils sont justes, ils sont vrais, tes chemins ! »
Mgr Paul-André Durocher est archevêque de Gatineau (Québec).