La traversée de la mer Rouge. Psautier Chludov, ms. D.129. Psautier enluminé à illustrations marginales du milieu du IXe siècle conservé à Moscou (photo : FacsimileFinder.com)
Je chanterai pour le Seigneur – AT 1
Paul-André Durocher | 17 décembre 2018
Référence biblique : Exode 15, 1-4.7-13.17-18
Liturgie des Heures : Samedi I – Laudes1 Je chanterai pour le Seigneur ! Éclatante est sa gloire :
il a jeté dans la mer cheval et cavalier !2 Ma force et mon chant, c’est le Seigneur : il est pour moi le salut. *
Il est mon Dieu, je le célèbre ; j’exalte le Dieu de mon père.3 Le Seigneur est le guerrier des combats ;
son nom est « Le Seigneur ».4 Les chars du Pharaon et ses armées, il les lance dans la mer. *
L’élite de leurs chefs a sombré dans la mer Rouge.7 La grandeur de ta gloire a brisé tes adversaires :
Tu envoies ta colère qui les brûle comme un chaume.8 Au souffle de tes narines, les eaux s’amoncellent : †
comme une digue, se dressent les flots ;
les abîmes se figent au cœur de la mer.9 L’ennemi disait : « Je poursuis, je domine, †
je partage le butin, je m’en repais ;
je tire mon épée : je prends les dépouilles ! »10 Tu souffles ton haleine : la mer les recouvre ; *
comme du plomb, ils s’abîment dans les eaux redoutables.11 Qui est comme toi parmi les dieux, Seigneur ? †
Qui est comme toi, magnifique en sainteté,
terrible en ses exploits, auteur de prodiges ?12 Tu étends ta main droite : la terre les avale. †
13 Tu conduis par ton amour ce peuple que tu as racheté ;
tu le guides par ta force vers ta sainte demeure.17 Tu les amènes, tu les plantes sur la montagne, ton héritage, †
le lieu que tu as fait, Seigneur, pour l’habiter,
le sanctuaire, Seigneur, fondé par tes mains.18 Le Seigneur régnera pour les siècles des siècles.
À l’origine. Si un événement biblique a marqué la conscience du peuple juif, c’est bien sa libération de l’esclavage en Égypte, œuvre opérée par Dieu avec l’aide de son prophète, Moïse. Le moment décisif de cette épopée, c’est la traversée de la mer des Roseaux alors que, par miracle, les eaux se sont asséchées un moment pour laisser passer les Hébreux. Peu de temps après, elles se sont refoulées, barrant le chemin aux Égyptiens qui les poursuivaient. À partir de ce moment-là, la route de la liberté s’ouvrait devant le peuple choisi. La fête juive de la pâque commémore annuellement ce grand exploit de Dieu en faveur de son peuple. C’est cet exploit que chante le cantique de Moïse (Exode 15,1-18), un des plus anciens textes de toute la Bible.
De fait, ce cantique ne rappelle pas seulement la sortie d’Égypte (versets 1-12). Il évoque aussi la force de Dieu qui permettra aux Hébreux de se rendre en Canaan et de s’y frayer une place parmi les peuples qui occupaient déjà ce territoire (versets 13-16), de s’y donner une capitale – Jérusalem – et d’y construire le Temple (versets 17-18). Ce cantique a donc été achevé quelques centaines d’années après la sortie d’Égypte.
L’auteur du cantique puise dans une symbolique commune aux peuples de l’ancien Moyen-Orient. Les mythes de ces peuples racontaient qu’un dieu du tonnerre avait maîtrisé les forces chaotiques du dieu de la mer. Il avait établi de l’ordre dans la nature, créant un espace habitable pour les humains, et s’était doté d’un palais pour y régner et y être vénéré. On retrouve cette symbolique dans le premier récit de la création au livre de la Genèse; on la retrouve ici aussi. L’auteur semble voir dans la libération des Hébreux un nouvel acte créateur de Dieu, la création du Peuple choisi.
Les juifs fidèles récitent ce cantique quotidiennement à la prière du matin. De plus, les versets 11 et 18 sont repris matin et soir après le Chema Yisra’ël (« Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique. » [Deutéronome 6,4]) Ils reconnaissent ainsi que leur existence doit être reçue comme un don gratuit de la part de Dieu auxquels ils doivent répondre par une vie fidèle à son amour.
À la lumière de l’Évangile. Les premiers chrétiens ont relu l’expérience du Christ à la lumière de l’histoire d’Israël. La pâque juive fera place à la fête chrétienne de Pâques. Le passage de la mer des Roseaux sera compris comme une préfiguration du passage du Christ à travers la mort vers la résurrection et la vie en plénitude. Le peuple juif avait été libéré de la tyrannie de Pharaon; le peuple de la nouvelle Alliance rend grâces d’être libéré de la domination du mal et du péché. Selon le livre de l’Exode, les Hébreux avaient chanté le cantique de Moïse sur le bord de la mer des Roseaux; selon le livre de l’Apocalypse, les disciples du Christ se tiendront sur une mer de cristal et de feu et reprendront le cantique de Moïse, renouvelé pour devenir le cantique de l’agneau : « Grandes et admirables sont tes œuvres, Seigneur Dieu Tout-puissant. Justes et véritables sont tes voies, Roi des nations. » (Apocalypse 15,3)
Le cantique de Moïse n’est pas abandonné par la tradition chrétienne, il est repris et approfondi par des hommes et des femmes transformés par la nouveauté pascale du Christ. En Jésus, Dieu nous libère de tout esclavage et nous accompagne sur la route vers la Terre promise, une terre transformée par l’Esprit de vérité. La force de Dieu ne s’exerce plus sur un ennemi qui nous serait intérieur, mais sur l’ennemi intérieur : notre propre cœur incertain, divisé, partagé entre le désir de vivre profondément et notre égoïsme mortifère. Les cadavres laissés au fond de la mer, ce sont nos anciennes façons de penser et de faire – le « vieil homme » que nous avons été et qui a fait place à l’« homme nouveau », le Christ vivant en nous (Colossiens 3, 8-10)
Dans ma vie. Lorsque je me présente à un prêtre pour vivre avec lui le sacrement de la réconciliation, je sens quelque chose de cette puissance amoureuse de Dieu qui me libère et me crée à nouveau. Je confesse mon péché, je reconnais l’emprise du mal dans ma vie, je nomme les moments où j’ai vécu en esclave de mon égoïsme, de mes insécurités et de mes rancunes. Dans ce tourment, j’entends une voix qui me redit : « Dieu t’aime toujours et encore, il renouvelle en toi son Esprit, il te libère de ton passé, il t’ouvre un avenir. » Alors, je suis comme baptisé à nouveau : avec le Christ, j’ai été plongé dans la mort, mais je ressuscite. Un chant s’élève dans mon cœur, le cantique de Moïse : « Ma force et mon chant, c’est le Seigneur; il est pour moi le salut. Il est mon Dieu, je le célèbre… »
Dans le plan de Dieu. La liturgie catholique invite toute l’Église à reprendre le cantique de Moïse dans la nuit de Pâques. Parmi les lectures de l’Ancien Testament proposées pour la Veillée pascale, seule la lecture d’Exode 14 est obligatoire. Elle raconte le passage de la mer des Roseaux et finit avec les premiers mots du chapitre 15 : « Alors Moïse et les fils d’Israël chantèrent ce cantique au Seigneur. » Et plutôt que de reprendre un psaume comme on le fait habituellement après une lecture à la messe, l’assemblée chante AT 1, le cantique de Moïse.
Notre Dieu est un Dieu créateur, un Dieu sauveur et libérateur. Il ne veut qu’une chose : nous arracher au pouvoir de l’ennemi et nous mener sur des routes de justice et de paix vers notre plénitude éternelle. La nuit de Pâques, toute l’Église fait mémoire des grands gestes de Dieu : le passage des Hébreux à travers la mer des Roseaux, le passage de Jésus à travers la mort vers la vie et notre propre passage par les eaux du baptême, promesse de vie en abondance. Dans ce contexte, les mots du cantique de Moïse prennent tout leur sens : « Tu conduis par ton amour ce peuple que tu as racheté; tu le guides par ta force vers ta sainte demeure. »
Mgr Paul-André Durocher est archevêque de Gatineau (Québec) et évêque de liaison à la Société catholique de la Bible (SOCABI).