Abraham et les trois anges. Marc Chagall, 1966. Huile sur toile, 190 x 292 cm. Musée national Marc-Chagall, Nice (Wikiart).
L’hospitalité dans la lettre de Clément de Rome aux Corinthiens
Martin Bellerose | 17 octobre 2022
En principe notre série de quatre articles sur Rahab, la prostituée de Jéricho, est terminée. De fait je vous propose aujourd’hui de jeter un regard l’Épître de Clément de Rome aux Corinthiens [1]. Cet épître attribué à l’évêque de Rome dont la rédaction est généralement datée entre 95 et 98 de notre ère, aura un certain retentissement dans la deuxième moitié du 2e siècle. Des auteurs comme de Denys de Corinthe, Irénée de Lyon et Clément d’Alexandrie y font référence. Nous nous attarderons ici sur le terme et le thème de la philoxénie, traduit en français par hospitalité (ou hospitalier, selon la forme grecque), qui apparait six fois dans le texte dont deux en référence à Rahab.
Dans le texte de 1 Clément
Cette lettre aborde ce qui pourrait être considéré comme de saines relations entre chrétiens au sein d’une église locale, l’hospitalité étant une pratique qui alimente la communion ecclésiale. Au premier chapitre, deuxième verset, l’auteur dit : « Qui donc en effet s’était arrêté chez vous sans reconnaître que votre foi était excellente et solide, sans admirer votre piété discrète et bienveillante dans le Christ, sans proclamer votre générosité dans la pratique de l’hospitalité, sans faire l’éloge de votre science parfaite et sûre? »
Si telle avait été la foi des Corinthiens, cela n’est vraisemblablement plus le cas au moment où la lettre est écrite. On sent très bien ici que le ton est à la réprimande. Plus loin dans la lettre, l’auteur va jusqu’à leur reprocher leur inhospitalité (aphiloxénian) en leur parlant de leur vaine gloire et de leur dureté envers les étrangers (35,5).
Les quatre autres acceptions apparaissent dans une partie très précise du texte soit celle du chapitre 10 au chapitre 12. En parlant d’Abraham, il est dit : « C’est à cause de sa foi et de son hospitalité que lui fut donné un fils dans sa vieillesse » (10,7). Quelques lignes plus loin la même formule est reprise : « C’est à cause de son hospitalité et de sa piété que Lot fut sauvé de Sodome, tandis que toute la région alentour recevait son jugement par feu et souffre » (11,1). La même formule est reprise une troisième fois : « C’est à cause de sa foi et de son hospitalité que fut sauvée Rahab la prostituée » (12,1). Au verset 3 de ce même chapitre, L’auteur ne parle plus de Rahab la prostituée mais plutôt de l’hospitalière (philoxenos) Rahab.
Notons ici que dans la formule répétitive utilisée, « une grâce » est obtenu par la foi et les œuvres qui, ici, sont les pratiques hospitalières. Comme nous l’avons vu dans une chronique précédente, la lettre de Jacques associe également les œuvres à l’hospitalité dans son binôme foi et œuvres (Jacques 2,24-25) en prenant lui aussi l’exemple de Rahab.
En quoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui?
La question est légitime, ce site est dédié à la Bible, mais voilà qu’ici je vous rabâche des bouts de texte extra canoniques. En quoi des « réprimandes » adressées aux chrétiens de Corinthe de la fin du 1er siècle en citant des personnages somme toute très peu connus du premier Testament, comme Lot et Rahab, sont-elles pertinentes pour notre praxis chrétienne aujourd’hui?
Le texte de 1 Clément, ou la lettre de Clément aux Corinthiens, aurait été rédigé vers la fin du premier siècle autour des années mentionnées plus haut, soit au temps de la persécution des Chrétiens sous l’empereur romain Domitien ou peu après. Lorsque l’on parle d’hospitalité dans ce texte, on ne philosophe pas vaguement sur une vertu accessoire parmi tant d’autres : il y a dans l’exhortation à pratiquer l’hospitalité une urgence contextuelle.
Il en va de même pour notre époque et peut-être que ceux qui se réclament de Christ aujourd’hui non seulement ne voient-ils pas l’hospitalité comme « un incontournable » de la foi chrétienne, mais vont même refuser que les frontières du pays où ils se trouvent s’ouvrent à ceux qui ont besoin de trouver refuge quelque part, que ce soit pour des raisons politiques, économiques ou autres.
L’hospitalité est aujourd’hui considérée par les chrétiens comme « une bonne chose à faire », mais elle demeure un « à côté ». Surtout lorsqu’il est question d’une pratique hospitalière collective envers des réfugiés qui nous dérangent inévitablement dans nos certitudes. Cependant, le symbole par excellence de l’hospitalité, soit la communion, l’eucharistie, la sainte cène ou le repas du Seigneur – on l’appelle différemment selon la tradition – est judicieusement préparé, chaque dimanche dans certains cas. C’est probablement la raison pour laquelle je déteste tant les symboles et les gestes symboliques lorsqu’il est question de « pratique religieuse » parce qu’ils ont la fâcheuse tendance de nous dévier et nous éloigner d’une praxis efficace et chrétienne, dans ce cas-ci la praxis même de l’hospitalité.
On va même pousser le blasphème (j’exagère volontairement) jusqu’à considérer qu’une personne est véritablement chrétienne que si, et seulement si, elle participe assidument au geste symbolique d’hospitalité sans jamais la pratiquer, dans la vraie vie, avec de vrais migrants, en partageant véritablement leur espace, leurs biens et leur nourriture avec eux. À bien y penser, cette situation n’est-elle pas ridicule?
La radicalité des exemples d’hospitalité mentionnés dans l’épitre clémentine ne nous interpelle-t-elle pas? Abraham offrant son hospitalité à nul autre que Dieu se présentant à lui sous les traits d’un groupe de personnes migrantes nécessitant être accueilli, et lorsque deux de ceux-ci se présenteront à Lot qui les accueille et les protège de violences sexuelles que les gens de Sodome veulent faire subir à ses invités (Genèse 19,4-7). Et que dire de Rahab, la prostituée de Jéricho, son hospitalité l’amène à prendre position politiquement en faveur du Dieu et du peuple d’Israël et à risquer sa vie pour protéger ceux qu’elle a accueillis sous son toit.
Martin Bellerose est professeur et directeur de l'Institut d'étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission (IERTIMM) et directeur de la formation en français de l'Église Unie du Canada.
[1] Clément de Rome. Épître aux Corinthiens. Paris, Cerf, (1971) 2000.