Vue aérienne de tell Megiddo (Avram Graicer / Wikipédia).
De Megiddo à Armageddon, traverser les siècles
Claire Burkel | 6 décembre 2021
Bien que Megiddo soit rarement citée dans l’Écriture et jamais dans l’Évangile, les groupes de pèlerins sont nombreux à visiter le site. C’est que ce tell de vingt étages offre un concentré d’histoire, d’archéologie et de politique de l’Antiquité. Par-là, il nous invite à méditer quelques leçons de la Parole de Dieu.
Vers la fin du XVIe siècle av. J.-C., l’Égypte se libère de jougs étrangers et entame une expansion territoriale qui la mène à occuper toute la bande côtière de Canaan. Durant quatre siècles, les pharaons maintiennent leur mainmise du delta du Nil jusqu’à l’Oronte, qu’ils perdront lors du débarquement des Philistins ; au XIe siècle, la ville est sans doute philistine. Au VIIe siècle, l’Assyrie a conquis de trop vastes territoires et connaît une période d’affaiblissement. Josias, le roi de Juda, en profite pour reprendre une partie du royaume du Nord et regagne du terrain jusqu’en Galilée. En Mésopotamie les royaumes s’entrechoquent, Mèdes et Babyloniens détruisent la grande Ninive en 612 et menacent l’Assyrie sur ses bases « d’argile » ; l’Égypte veut alors rééquilibrer les forces moyen-orientales pour contrer la présence d’une superpuissance dans la région. Dans ce contexte, le petit État judéen ne pèse pas lourd et Josias, le roi qui « faisait ce qui est agréable aux yeux du Seigneur » (2 R 22,2), est assassiné à Megiddo en 609 par le pharaon. Il n’est que le second roi à bénéficier du qualificatif de « roi juste » après Joas (835-796), assassiné lui aussi par un complot de ses propres officiers (voir 2 R 12,21-22) et de même le second à mourir à Megiddo après Ochozias qui ne régna que l’an 841 et fut tué par le roi d’Israël Jéhu (2 R 9,27-29).
On ne peut manquer le tell qui s’élève à l’ouest de la plaine de Yizréel avant la chaîne du Carmel. C’est un carrefour majeur de la Via maris, où se croisent la route qui monte sud-nord de l’Égypte vers la Phénicie, et celle qui bifurque vers l’est pour gagner le Jourdain, le Golan et la Syrie. Megiddo commande un défilé qui fut emprunté avec succès de Touthmôsis III en 1468 av. J.-C. jusqu’au général Allenby en 1918 qui y gagna le titre de Lord Allenby de Megiddo. Les archéologues ont commencé la fouille du tell el mutesellim, « du gouverneur », dès 1903 ; puis plusieurs campagnes américaines de 1925 à 1939 et israéliennes de 1960 à nos jours se sont affrontées à la complexité de l’Armageddon qui compte 20 strates depuis le Chalcolithique (3500 à 3300 av. J.-C.) exprimant 25 niveaux d’occupation. Après avoir observé les trois portes encore visibles, on s’attachera à quatre aires fort significatives : un ensemble palatial, des « écuries », un espace cultuel et un souterrain.
La porte à casemates (photo © Stanislao Lee / SBF)
Partant du nord du site, en haut d’une rampe en pente douce, se trouve une porte cananéenne à double tenaille ; c’est la période du Bronze, la ville n’est pas fortifiée et les quatre casemates assurent la sécurité de l’entrée. C’est un peu plus haut que le visiteur pénètre dans la cité, par une porte israélite à triple tenaille, incluse cette fois dans une muraille, qui donne accès à une cour.
Palais et administrations
Toujours dans cette partie nord, un grand bâtiment à plusieurs pièces a révélé à la fouille quantité de plaques d’ivoire finement sculptées et d’objets en métaux ouvragés ; on en a déduit que c’était un palais. Ces trésors, déposés maintenant au Musée d’Israël à Jérusalem, sont bien connus : « Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau et les veaux pris à l’étable. » (Am 6,4) La même richesse dans chaque région produisant les mêmes injustices. Un second palais de la même période cananéenne se trouve à proximité dans ce secteur nord. Plus à l’est s’élève un palais de l’époque israélite, plusieurs pièces entourant une cour carrée, 600 m2 de prestige. Enfin un quatrième occupe la partie sud du tell, du même format et édifié sur le même plan ; on y a trouvé un sceau portant le nom de « Shem’a serviteur de Jéroboam » ; Jéroboam Ier 931-909 si le palais date du Xe siècle ou plus vraisemblablement Jéroboam II (784-747), les dernières datations archéologiques penchant pour une construction du VIIIe siècle. Après la chute du royaume d’Israël en 721, les Assyriens administrent la satrapie de Magidu et l’on voit au centre du tell des restes de constructions assyriennes, un quadrillage de rues et deux résidences administratives. La richesse de la ville et de la région, son importance stratégique ne leur avaient pas échappé.La salle à piliers parfois interprétée comme une écurie (Hanay / Wikipedia).
À proximité de chacun des « palais », mais dans une couche supérieure, ont été construites les fameuses écuries, déduction tirée de l’agencement des lieux : des auges et des piliers formant deux rangées délimitant douze compartiments. À y regarder de plus près, d’autres archéologues ont calculé que ces espaces étaient trop restreints pour des chevaux qui n’auraient même pas pu s’y mouvoir. Peut-être avait-on lu trop vite 1 Rois 9,15 : « Hasor, Megiddo, Gézer et toutes les villes entrepôts qu’avait Salomon, les villes de chars et de chevaux. » Il est assez prestigieux de penser que Salomon avait une cavalerie et une charrerie importantes, mais le site ne se prête pas à ce rêve de grandeur.
Par contre, une richesse bien réelle s’étale au pied de Megiddo, c’est la plaine de Yzréel. Dans ce pays montagneux où les terres arables sont rares et difficiles, cette plaine porte bien son nom : « Dieu sème »! Elle est large de 25 km entre les montagnes de Samarie et les hauteurs de Galilée, longue de 60 km d’est en ouest, de Beth Shean à proximité du Jourdain jusqu’au Carmel ; très arrosée, traversée par le Qishon et de bonne terre fertile. On comprend que les souverains de toutes époques aient voulu engranger les céréales et cultures récoltées dans cette plaine. Au XIXe siècle, le pharaon Sésostris III (1876-1838) avait installé, non seulement une garnison à Megiddo, mais aussi des fermes ; en témoigne sa correspondance avec un « chargé du bétail » – Djouhoutyhotep – et plus tard un « majordome comptable du bétail » – Loufseneb.
Le silo où l’on engrangeait les céréales récoltées dans la plaine (photo © Stanislao Lee / SBF).
La ville est citée dans les lettres d’El Amarna, échanges épistolaires entre les villes sous contrôle égyptien au XIVe siècle et le pharaon qui trouvait là une source d’approvisionnement un peu lointaine mais abondante. Au milieu du site, un silo bien empierré de 7 m de profondeur et 11 m de diamètre pouvait contenir 450 m3 de grains, soit 1000 tonnes. Il est équipé de deux escaliers en spirale pour y descendre et en remonter ; ne faisant pas partie des magasins royaux, il devait donc être à usage de la population. Par la parole du prophète Osée au VIIIe siècle, Dieu s’est engagé : « Je répondrai aux cieux et eux répondront à la terre, la terre répondra au blé, au vin nouveau et à l’huile fraîche et eux répondront à Yizréel. Je la sèmerai dans le pays, j’aurai pitié de la non-aimée. » (Os 2,23-25)
La vie religieuse
Au nord-est du site s’étend l’aire des temples dont le premier date du IVe millénaire et le quatrième n’a plus été utilisé après 2000 av. J.-C. Mais cette constance étonne : c’est en ce seul lieu de la ville, au soleil levant, que se sont maintenus durant 1000 ans offices, sacrifices et adorations. Chacun des quatre temples est fait d’une salle plus ou moins longue et possède un autel face à l’entrée, qui devait être à ciel ouvert ; un autel rond a aussi été élevé vers 2500 de 1,80 m de haut pour un diamètre de 8 m ; il est constitué de pierres non taillées. La prescription que l’on trouve en Ex 20,25 trouve peut-être là son origine : « Si tu me fais un autel de pierres, ne le bâtis pas de pierres taillées, car en le travaillant au ciseau tu le profanerais. » Cet autel cananéen, plus ancien que l’écrit biblique, témoigne d’une coutume que l’auteur mosaïque a justifiée par ce précepte. La quantité d’ossements d’animaux carbonisés trouvés dans ces espaces ne laisse aucun doute sur le type de sacrifices en vigueur durant toute la période du Bronze ancien (3200 à 2200 av. J.-C). On a trouvé aussi des foies en poterie qui devaient servir à des exercices d’hépatoscopie, une science de la divination par l’examen de foies d’animaux. Ézéchiel raconte les options guerrières du roi de Babylone qui « a observé le foie » (Ez 21,26), une méthode alors pratiquée en Mésopotamie.
L’autel de forme circulaire du Bronze ancien (Hanay / Wikipedia).
L’approvisionnement en eau
Reste la question cruciale de tout le Proche-Orient : comment obtenir et conserver suffisamment d’eau pour la survie d’une cité? La source présente au sud-ouest du tell ne devait être à disposition que de la ville ; c’est pourquoi à l’époque royale, comme à Jérusalem, Hasor, Gézer, on a creusé dans la roche un puits vertical de 30 m de profondeur puis un tunnel horizontal de 70 m qui permet d’accéder à l’eau entièrement à l’abri et par sécurité supplémentaire, on a dissimulé la résurgence. Le sinnor est aujourd’hui praticable et bien éclairé ; à sa sortie on se retrouve complètement à l’opposé du pavillon d’entrée, à l’ouest du site.
Entre ce petit bâtiment et la base du tell, des pelouses et des bancs permettent aux pèlerins de relire les textes bibliques qui concernent Megiddo et surtout de reprendre la question qui s’est posée ici après la mort du roi Josias en 609 qui, selon Flavius Josèphe « avait toujours fait ce qui est droit aux yeux du Seigneur » (Antiquités X,5) ; Dieu est-il juste s’il ne récompense pas son fidèle? Comment a-t-il permis que celui qui lui faisait honneur, qui avait engagé une réforme politique et religieuse selon la Loi, soit honteusement assassiné sur fond de basses manœuvres étrangères? La richesse du lieu, qui tient à sa position autant stratégique qu’économique, a fait aussi son malheur car les routes véhiculent des biens tout en laissant passer les armées et les pillards.
Quand l’Apocalypse envisage l’ultime combat du monde à Armageddon, elle ne fait que cristalliser en ce lieu envié l’aspiration de toute l’humanité au bannissement définitif du Mal. Cela ne se fera pas sans lutte ; mais avec quelles armes? « En endossant l’armure de Dieu […] avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse, pour chaussures le zèle à propager l’Évangile de la paix. Prenez surtout le bouclier de la foi, […] le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. » (voir Ep 6,11-17)
Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.
Source : Terre Sainte magazine 668 (2020) 6-11 (reproduit avec autorisation).