Vue aérienne du port de Césarée (source : internet).
12. Retour à Césarée
Roland Bugnon, CSSP | 16 octobre 2023
Les jours ont passé. Avec la fin des festivités liées aux célébrations de la Pâque, le calme est revenu autour du temple et dans la ville. Le retour vers Césarée est prévu pour le lendemain. Lucius est resté de longs moments sur la terrasse de la forteresse, profitant de son poste d’observation pour regarder les allées et venues des uns et des autres autour du temple et dans la cour de la forteresse. Le gouverneur y a présidé plusieurs réunions avec des notables juifs et prononcé des jugements de particuliers. Étonné de les voir siéger toujours dans la cour, il en a demandé la raison à Cornelius. Il a découvert une autre facette de la religion juive. Les questions de pureté légale sont au cœur des préoccupations de ceux qui désirent rester de fidèles à la loi mosaïque. Les interdits sont nombreux : interdits alimentaires, interdit de s’asseoir à la table d’un non-juif et d’entrer dans sa maison, éviter soigneusement les contacts avec les étrangers… Pour ne pas trop froisser cette sensibilité juive, le gouverneur accepte de tenir son tribunal ou les séances de conciliation dans la cour. Un jour qu’il se tenait à côté de son beau-frère, Cornelius lui a précisé que le procès de Jésus s’était déroulé là et que Pilate avait fini par céder à la pression de la foule. Il y avait prononcé sa condamnation à mort. Revenant ensuite sur la question de tous les interdits qui caractérisent le judaïsme orthodoxe, Lucius fait remarquer que les adeptes de Jésus ne les ont finalement pas conservés.
– Fort heureusement ! ajoute Cornelius. Jésus nous a appris à vivre une liberté nouvelle. Des pharisiens le lui ont suffisamment reproché et ses disciples eux-mêmes avaient de la peine à le suivre sur ce point. Il a pris alors la peine de s’en expliquer en disant : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui peut rendre un homme impur, mais bien tout ce qui sort de son cœur. Colère, haine, mensonge ou envie de meurtre ou adultère. » Pour moi personnellement ajoute-t-il, après un temps de silence, l’originalité du message de Jésus est là et me touche profondément. Il ne nous a pas laissé une série de préceptes à suivre scrupuleusement, mais un seul commandement : aimer Dieu de tout son être et aimer son prochain en le considérant comme un frère. Cela n’a rien d’évident ! Certaines manières de voir sont tellement ancrées en nous que l’on ne s’en rend même pas compte.
Lucius ne répond rien. Ces dernières confidences l’ont profondément touché. Il vient de découvrir quelques-unes des motivations profondes qui ont poussé son beau-frère et sa belle-sœur à faire partie des disciples de Jésus le rabbi de Nazareth. Sa liberté de parole et de comportement était insupportable pour les notables de la cité, tout comme ce fut le cas pour Socrate. Il a préféré mourir plutôt que de se renier lui-même.
* * *
Aurélia est sortie dans le jardin pour discuter avec Josaphat de quelques aménagements à faire, tandis que Flavia se repose à l’intérieur. Celle-ci est devenue un peu irritable depuis quelques jours : elle tourne en rond dans la maison, attendant avec impatience le retour de son mari. Chaque nouvelle journée qui s’achève fait remonter en elle sa dose d’angoisse. Tout à coup, le son d’un clairon déchire le silence. Elle n’y prête pas attention. Elle s’est habituée aux bruits de la ville, aux sonneries de trompettes qui rythment la vie de la garnison ou aux trompes des bateaux qui annoncent leur prochain accostage ou leur départ imminent. Un bruit de pas rapides et un appel la tirent brusquement de sa langueur :
– Flavia ! Ils arrivent : la sonnerie du clairon annonce le retour du gouverneur dans son palais. Nous n’allons pas tarder à les voir, d’autant plus qu’ils ont hâte de se rafraîchir et changer de tenue vestimentaire. Je m’occupe de leur faire préparer de quoi boire et se restaurer.
Il n’en fallait pas plus pour éclairer d’un large sourire le visage de Flavia. Elle sort de la maison pour aller s’asseoir à l’entrée du jardin d’où elle peut voir ceux qui montent vers la maison. De fait, deux cavaliers arrivent. Elle reconnaît de loin Lucius accompagné d’un soldat. Cornelius n’a pas voulu le laisser attendre dans le palais du gouverneur et l’a fait accompagner jusqu’à sa demeure. D’un bond, Flavia se remet debout et court au-devant de son mari. En la voyant arriver, ce dernier descend de son cheval, prend ses affaires et confie sa monture à son compagnon. La vue de son épouse a suffi pour réveiller en lui les forces de la vie. Tandis que le soldat repart à la caserne, il se précipite dans les bras de Flavia et l’étreint longuement.
Le cours de la vie de Cornelius a repris, partageant son temps entre le palais du gouverneur et sa maison, où il retrouve sa famille avec beaucoup de plaisir. Lucius a eu tout le temps pour raconter son voyage à Jérusalem et donner les impressions qu’il en a tirées, sans trop insister sur le long échange personnel qu’il a pu avoir avec son beau-frère. Toutefois, Flavia a perçu un certain changement en lui. Ce voyage à Jérusalem ne l’a pas laissé indemne. Dans leur chambre, elle l’interroge beaucoup, mais il reste évasif. De son côté, Aurélia a repris ses activités d’hôtesse d’accueil. Elle aussi a vu que Lucius a été touché par ce qu’il a vécu durant ces jours passés à Jérusalem. Elle se garde pourtant de tout commentaire. Les échanges se poursuivent dans la joie des retrouvailles familiales. Un peu plus de dix jours se sont passés. À l’heure du repas du soir, Cornelius arrive, l’air grave. Tous se tournent vers lui, attendant des explications.
– Nous allons vivre des moments difficiles. Une révolte de grande ampleur s’est déclenchée à Jérusalem et dans la Judée environnante. Les troupes de la garnison ont subi de lourdes pertes et se sont repliées hors de la ville. Le gouverneur a fait appel aux légions de Vespasien qui ne vont pas tarder à faire route vers la Palestine. C’est une nouvelle guerre qui s’annonce, avec toutes les atrocités qui l’accompagneront. J’ai pensé qu’il est préférable pour vous de retourner à Rome. Dans trois jours, un bateau impérial quitte le port. J’ai pu vous réserver des places à bord. Quant à moi, je vais devoir me remettre en campagne et rester au plus près du gouverneur avec les troupes de Césarée.
Corneille s’est tu ; un lourd silence s’installe autour de la table. La dure réalité de la vie s’impose à chacun. Lucius finit par reprendre la parole, approuvant le choix qui a été fait. Ils quitteront Césarée dans trois jours tout en regrettant de ne pouvoir prolonger leur séjour et il ajoute :
– Je pense que Flavia sera d’accord avec moi pour vous dire que nous avons vécu des jours inoubliables avec vous. Je ne sais si c’est dû à l’éloignement de Rome ou à l’air que nous respirons ici, mais vous nous avez obligés à sortir de notre cercle de vie habituel et entraînés dans une expérience de vie surprenante. Il reste que nous repartons le cœur lourd, ne sachant pas si nous aurons la joie de nous retrouver. La perspective de la guerre rend l’avenir incertain. J’espère que Jésus, auquel vous croyez, vous protègera ! Dès maintenant, grand merci de nous avoir accueillis dans votre intimité !
Profitant d’un moment de silence, Flavia ajoute.
– Je voudrais te dire un merci spécial, Aurélia ! Tu t’es occupée de nous merveilleusement bien. J’ai trouvé auprès de toi une grande paix qui m’a fait un bien énorme. Quel bonheur de pouvoir vivre un temps loin des agitations romaines. Et toi, mon frère, je dois te dire que j’ai eu de la peine à te reconnaître. Tu fais preuve désormais d’une sagesse et d’une sensibilité qui m’ont profondément émue. Je souhaite que cette guerre ne te mette pas dans des situations que tu désapprouves aujourd’hui. Le chemin sur lequel tu t’es engagé avec Aurélia, n’est pas facile. J’en ai pris conscience lors des échanges que j’ai pu avoir avec elle. Tout cela m’a beaucoup interpellée. Je vous en suis reconnaissante à tous les deux.
Ayant fini de parler, Flavia se précipite dans les bras d’Aurélia puis de Cornelius pour les embrasser longuement, le cœur chargé d’émotion. Lucius suit le mouvement. La discussion dure tard dans la nuit et chacun finit par aller se coucher.
* * *
Le jour du départ est arrivé. Accompagnés de Cornelius, Aurélia et Josaphat, les visiteurs rejoignent leur bateau au lever du jour. Il fait encore beau et les vents sont favorables. Lorsque le commandant du bateau vient les chercher, tous s’embrassent et Josaphat donne à Lucius le panier de provisions qui leur permettront de naviguer sans mourir de faim ou de soif durant les premières journées de navigation. Que Dieu notre Père vous garde sous sa protection durant votre voyage ! ajoute Aurélia en embrassant une dernière fois son beau-frère et sa belle-sœur. Les dernières opérations se font rapidement. Toutes les amarres sont larguées, les premières voiles hissées et le bateau amorce lentement son mouvement. Dès la sortie du port, la grand-voile est déployée le long du mât central. Un vent venu d’est s’y engouffre et pousse la lourde embarcation vers le large. Cornelius et Aurélia ont attendu cet instant. Ils agitent leurs mains une dernière fois, puis s’en vont, le premier en direction du palais du gouverneur, tandis que sa femme, accompagnée de Josaphat, prend la direction du marché. La vie continue ; il est nécessaire de faire quelques emplettes, avant de retourner à la maison.
Le soir venu, Aurélia et Cornélius se retrouvent autour de la table basse. Pendant un long moment, ils mangent en silence. Le départ de Lucius et Flavia a laissé un grand vide en eux. Ils pensent l’un et l’autre à tout ce qu’ils ont vécu et échangé avec eux. Au bout d’un moment, Aurélia interpelle son mari :
– Cornélius ! Tu ne dis rien sur la visite de ta sœur et de ton beau-frère ? Que vont-ils penser de nous maintenant qu’ils savent que nous faisons partie de ces chrétiens que l’empereur cherche à éradiquer par tous les moyens ?
Interpelé aussi directement par sa femme, Cornelius la regarde longuement comme s’il voulait prendre le temps de peaufiner sa réponse.
– À vrai dire, dit-il, je n’en sais rien, Aurélia. Ils ont vécu avec nous, ont pu entendre nos explications sur les raisons qui nous ont poussés à choisir une autre voie. Maintenant, ce qu’ils feront leur appartient. Quand ils seront de retour à Rome, ils reprendront tout simplement leur vie d’avant ou bien garderont leur esprit ouvert à la nouveauté qu’apporte au monde le message de Jésus. Nous avons fait de notre mieux pour en témoigner. La suite, nous la confions au Seigneur. Qu’il les garde durant leur chemin de retour et les préserve des pièges de Rome. Ce fut un bon moment de rencontre et de partage que nous avons vécu ensemble. Nous en sommes heureux et je crois que c’est aussi vrai pour eux. Quant à l’avenir, il nous échappera toujours, même si nous pouvons décider librement parfois de certains choix. Nous ne pouvons que le remettre entre les mains de Celui qui est le Maître de la Vie et de l’Histoire. Es-tu d’accord avec moi ?
– Totalement ! répond Aurélia. Il faut leur laisser le temps de digérer tout ce qu’ils ont vécu en notre compagnie. De retour à Rome, ils auront tout le temps de se poser et peut-être résoudre les questions qui n’ont pas encore eu de réponse. Viens ! Une longue nuit de repos et détendue nous procurera le plus grand bien.
La nuit est tombée ; les bruits de la ville ont cessé. L’obscurité et le silence enveloppent toute chose dans un voile de mystère. Seul le ciel est illuminé d’une infinité de points lumineux.
– Tu vois les étoiles ? ajoute Cornélius en se tournant vers sa femme. J’espère simplement que Flavia et Lucius finiront par découvrir celle qui leur indiquera la meilleure route à suivre.
Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique.