Vue sur Jérusalem et son Temple. James Tissot, entre 1886 et 1894.
Aquarelle et graphite, 21 x 43,3 cm. Brooklyn Museum, New York.
10. Découverte de la vie de la nouvelle communauté
Roland Bugnon, CSSP | 19 juin 2023
Le soleil est en train de se coucher lorsque Cornélius retrouve son épouse et ses hôtes assis paisiblement à l’endroit habituel. Aurélia remarque immédiatement un changement sur le visage de son mari. Elle sait qu’il a reçu des ordres qui vont bousculer le séjour de Lucius et de Flavia à Césarée. La collation du soir est prête. Elle invite chacun à se servir. Pendant quelques instants, ils se parlent de choses et d’autres. Profitant d’un moment plus calme, Cornélius réclame un peu d’attention.
– Écoutez ! J’ai vu le gouverneur. Il m’a donné un ordre de mission ; demain, je dois l’accompagner à Jérusalem avec mes hommes. Il tient à vérifier par lui-même quelques rumeurs et veut rencontrer les autorités juives pour mettre certaines choses au point. Je lui ai parlé de votre présence et il invite Lucius à nous accompagner, s’il le désire et accepte de vivre quelques jours sous régime militaire. Actuellement la ville est en ébullition. Si tu viens, il te faudra rester avec nous dans la forteresse Antonia. Quant à toi, Flavia, il vaut mieux que tu tiennes compagnie à Aurélia. C’est un changement de programme. Lucius, l’expérience militaire te tente ? Es-tu disposé à nous accompagner ? Cela te permettrait de découvrir ce pays et sa ville sainte, Jérusalem. Comme je te l’ai dit, tu ne pourras pas t’y promener, mais la forteresse Antonia domine le temple qui constitue le centre autour duquel tourne toute la vie de la cité. Depuis la terrasse, tu auras tout le loisir d’observer ce qui s’y passe. Tu verras, c’est très animé et coloré. Qu’en penses-tu ?
Lucius ne s’attendait pas à pareille invitation. Il n’y répond pas tout de suite, pesant le pour et le contre. Puis se tournant vers sa femme, il la consulte du regard. Flavia estime nécessaire d’intervenir.
– Pour moi, il n’y a pas de problème. Je reste très volontiers avec Aurélia. On a encore tellement de choses à se dire… Et puis la vie de garnison ne m’intéresse guère. Profite de cette occasion, Lucius. Depuis toujours, tu t’intéresses aux différents peuples qui composent l’empire. Une telle possibilité ne se représentera pas de si tôt.
– Merci Flavia ! répond Lucius. Ce que j’ai déjà entendu m’a rendu curieux. Je me réjouis de pouvoir découvrir Jérusalem, la seule ville de l’empire à se montrer farouchement allergique à l’influence gréco-romaine. Merci à toi Cornelius, d’emmener un civil dans tes bagages. J’espère ne pas être un fardeau pour vous. Je dois pourtant t’avouer que je n’ai pas fait de longue route à cheval depuis longtemps.
– Ne t’en fais pas, Lucius ! On te trouvera une monture au bon caractère et le gouverneur sera heureux d’avoir à ses côtés un notable de Rome. Il aura certainement beaucoup de questions à te poser. Nous partons demain à l’aube.
La suite de la soirée est calme et ne se prolonge pas. Cornelius sort encore une fois pour parler à ses hommes. À son retour, après un échange de quelques banalités, tous se retirent dans leurs chambres. La perspective du voyage vers Jérusalem a alourdi l’atmosphère. Pour l’heure, il vaut mieux se reposer. La nuit sera courte. Dès les premières lueurs de l’aube, les deux hommes se lèvent accompagnés de leurs épouses qui veulent les embrasser avant leur départ. Josaphat vient également à leur rencontre. Il a préparé les provisions de route pour chacun. Après une longue étreinte avec leurs femmes, ils sortent rapidement pour rejoindre le gouverneur et les hommes qui assureront sa protection. Alors que Lucius reste avec lui, Cornelius s’informe des derniers désirs du gouverneur, puis il prend le commandement de la troupe et donne le signal du départ. La route sera longue jusqu’à Jérusalem, il faut profiter au maximum de la fraîcheur matinale. De leur côté, Aurélia et Flavia, restées en dehors de la maison, les regardent disparaître à l’horizon. Sans en parler ouvertement, une angoisse sourde les étreint. Elles retrouvent la chaleur de leurs chambres et se recouchent en attendant le lever du soleil.
La vie continue à Césarée comme si tout était normal. Flavia se promène beaucoup dans le jardin laissant apparaître parfois un peu de nervosité. Pour passer le temps et laisser Aurélia à ses tâches journalières, elle se met à lire, elle aussi, le grand livre de Cornelius, cherchant à savoir ce qui a pu transformer aussi radicalement la vie de son frère. À certains moments, elle interroge Josaphat qui lui explique des points qu’elle ne comprend pas. La fin de la semaine approche avec la célébration du sabbat juif durant lequel toute vie active s’arrête. C’est le moment que choisit Aurélia pour venir discuter avec elle.
– Flavia ! J’ai quelque chose de particulier à te demander. Pouvons-nous parler ensemble ?
– Je t’écoute ! répond Flavia, surprise par cette demande.
– Voilà ! continue Aurélia. Demain est un jour spécial pour les juifs qui célèbrent le jour du sabbat. C’est un jour de repos et de prière. Il commence ce soir au coucher du soleil et se termine demain à la même heure La communauté chrétienne se rassemble, quant à elle, le jour suivant en souvenir de Jésus, son Seigneur, ressuscité le lendemain de la Pâque juive. Elle ne possède ni temple, ni synagogue pour ses réunions de prière. Tout se fait dans une maison particulière suffisamment grande pour accueillir quelques dizaines de personnes. Et demain, c’est notre tour d’accueillir le groupe des disciples de Jésus à Césarée. Je ne voudrais pas que cela te gêne. Si c’est le cas, nous choisirons une autre maison…
– Il n’en est pas question, Aurélia ! Tu es ici chez toi et votre nouveau choix de vie est le vôtre. Je saurai me faire discrète. Ma présence ne doit gêner personne.
– Merci Flavia. Tu le verras par toi-même, nous n’avons rien de particulier à cacher. Nous nous rassemblons pour garder vivant le souvenir de Jésus et des paroles qu’il nous a laissées. À la fin du repas partagé entre tous, auquel tu peux participer sans problème, nous prenons le temps de prier et d’écouter le message laissé par Jésus. Tout se termine par un geste réservé aux initiés, le partage du pain et du vin qui nous permet de retrouver en nous la présence active du ressuscité et de faire grandir entre nous une véritable communion d’esprit et de cœur. Ce geste suppose la foi ou l’adhésion du cœur à Jésus, Christ et Seigneur. Comme ce n’est pas ton cas, je te demanderai de te retirer à ce moment-là. Cette partie de notre réunion est réservée à ceux et celles qui se sont engagés dans la foi en Jésus. Cela suppose un plein et libre consentement ainsi qu’une initiation qui assure la compréhension de ce que nous vivons. Tu le verras toi-même ! Nous cherchons par là à mettre en place une communauté humaine dans laquelle toute personne, de quelque situation ou origine que ce soit, trouve sa place et se sente accueillie. Être disciple de Jésus de Nazareth, c’est cela. Nous reconnaissons en lui l’action et dans sa parole, le visage de celui que nous appelons Dieu notre Père. Il nous invite à répondre personnellement à son amour, à vivre dans ce même amour les uns avec les autres et à en tirer les conséquences dans nos manières de vivre.
– Rassure-toi ! répond Flavia. Je n’ai moi-même aucun désir de me laisser embarquer dans quelque chose que je n’ai pas choisi. Je me ferai la plus discrète possible et dès que tu me feras signe, je me retirerai dans le jardin ou dans ma chambre.
La soirée annoncée par Aurélia se passe comme prévu. Différentes personnes arrivent dès la tombée du jour. Tous se saluent et s’embrassent fraternellement comme si chacun appartenait à la même famille, alors que visiblement les origines sociales ou ethniques des uns et des autres sont très variées. Ils viennent saluer Flavia chaleureusement avec une parole répétée : La paix soit avec toi ! Cette dernière profite de la présence de Josaphat pour l’interroger sur la signification de ce qu’ils vivent. Sans se faire prier, le vieux serviteur lui explique qu’ils reprennent, en partie, les célébrations qui se font le jour du sabbat dans la communauté juive avec la lecture du livre saint et des prières qui s’y trouvent. Mais les disciples de Jésus y ajoutent le rappel de ce que Jésus a vécu et dit avant de mourir. Son message est pour eux un point d’éclairage donné par Dieu aux hommes. C’est dans cette parole reçue dans la foi qu’ils puisent les raisons qui les incitent à vivre sans distinction entre les uns et les autres, car tous ne font qu’un en Jésus le Christ. La grande tâche qu’il donne à ses disciples est de faire tomber les murs de haine que les hommes dressent entre eux…
Flavia écoute les explications de Josaphat : regarde le comportement des uns et des autres durant le repas. Elle découvre quelque chose de nouveau. Il y a du partage entre eux tous, elle voit qu’Aurélia montre une sollicitude particulière pour les plus empruntés, les malades, et les personnes que leurs habits classent parmi les plus pauvres. Elle remarque que tous essaient de vivre entre eux ce que Josaphat lui a présenté comme leur idéal de vie. Ce qu’elle voit la laisse songeuse. Lorsqu’elle entend Josaphat inviter chacun à la prière, à la fin du repas, elle se retire discrètement sans attendre qu’Aurélia lui fasse signe. Elle a compris que pour participer vraiment à leur célébration, il faut le faire en vérité. On ne peut pas rester simplement spectateur. Depuis le fond du jardin où elle s’est assise, elle entend des acclamations qui parviennent jusqu’à elle : Amen ! Alléluia ! Dans la paix de la nuit qui tombe, elle contemple le ciel étoilé où la lune a amorcé sa propre course nocturne. Sans s’en rendre compte, appuyée contre un arbre, elle ferme les yeux et s’endort dans la douceur de la nuit en pensant à Lucius et son arrivée probable à Jérusalem.
De fait, Lucius est parvenu au terme du voyage. Aucun incident grave n’est venu troubler la marche du gouverneur. Il faut dire que la colonne de soldats, emmenée par Cornelius, avait de quoi décourager toute tentative de révolte ou d’embuscade. Lucius note simplement le sentiment de haine impuissante que trahissent les regards des hommes qu’ils croisent en traversant les villages construits le long de cette route commerciale. Les caravanes chargées de produits divers s’avancent dans les deux sens ainsi que de nombreux groupes de personnes. Lors d’une halte, Cornelius lui explique que ce sont des pèlerins juifs qui effectuent leur pèlerinage vers la ville sainte à l’occasion de la grande Pâque juive, qui provoque chaque année un afflux de population venue de partout. Pour maintenir l’ordre, durant cette période, la garnison de Jérusalem ne suffit pas. En plus d’assurer la sécurité du gouverneur, il était venu avec ses hommes pour les garder disponibles en cas de grave trouble. En dépassant certains groupes, Lucius prend conscience de la diversité vestimentaire des uns et des autres. Certains viennent d’Orient alors que d’autres habitent les grandes villes grecques du pourtour méditerranéen. Lucius se dit que l’histoire du petit peuple d’Israël était inscrite dans les tenues des uns et des autres. Les guerres subies tout au long de son histoire avaient dispersé une partie de sa population. Celle-ci forme une diaspora qui reste fidèle à la tradition religieuse juive, mais n’a pas pu éviter l’influence des us et coutumes régionaux. Ayant fait part de ses observations à Cornelius, ce dernier ajoute que c’est une source d’incompréhension et de tensions entre eux. Les Juifs de Palestine restent fidèles à une vie beaucoup plus stricte et respectueuse de la Loi mosaïque. Les juifs de la Diaspora parlent plus volontiers grec ou latin. Une grande partie d’entre eux a oublié l’araméen et l’hébreu, la langue sacrée parlée à Jérusalem. Ils sont loin de vivre en pleine harmonie et ne sont pas toujours les bienvenus dans le Temple. Leur proximité de vie avec le monde païen les rend suspects aux yeux de leurs coreligionnaires de Jérusalem.
Fort de ces précisions, Lucius prête davantage attention aux personnes croisées ou devancées en chemin. Il essaie de découvrir leur provenance, de saisir quelques mots ou les paroles de leurs chants religieux. Visiblement une grande ferveur les anime. Ils accomplissent leur pèlerinage et font peu de cas de la cohorte de soldats qui les dépasse sur la route. À l’approche de Jérusalem, la foule se fait plus dense. Les soldats deviennent plus nerveux. Ils savent que le fanatisme religieux peut provoquer des gestes irraisonnés et se tiennent sur leur garde. Finalement tout se passe bien et la colonne, conduite par Cornelius, entre dans la cour de la forteresse Antonia. Le commandant de la garnison vient au devant du gouverneur. Après les salutations d’usage et un premier échange sur la situation du moment, il le conduit dans ses appartements. Cornelius vient auprès de Lucius, accompagné d’un homme de la garnison et lui dit :
– Cet homme va ta montrer ta chambre et les lieux où tu pourras te rafraîchir, faire ta toilette et te reposer. Moi, je dois m’occuper de mes hommes et me tenir à la disposition du gouverneur. Je te rejoindrai plus tard. Si tu trouves le temps long, monte sur la terrasse du dernier étage. Tu auras une vue panoramique et plongeante sur la ville et le Temple. Commence par regarder et si tu veux des précisions, je te les donnerai dès que j’aurai pu me libérer.
La proposition plaît à Lucius. Le voyage l’a éprouvé. Un temps de solitude et de repos sera le bienvenu. Il se laisse conduire jusqu’à la chambre réservée aux hôtes du gouverneur. Il y retrouve les commodités dont l’ont privé les différents bivouacs du voyage. Il en profite pour se laver et changer de tenue. Après avoir mangé quelques fruits disposés dans un grand plat mis sur une table basse, il se couche sur le lit et ne tarde pas à s’endormir.
Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique.