Ruines de l’aqueduc de Césarée (Małgorzata Leszek / Pixabay)
7. Rencontre avec Josaphat
Roland Bugnon, CSSP | 20 mars 2023
Rappel : Durant la dernière soirée, une longue explication a eu lieu. Lucius et Flavia savent désormais que Cornelius et sa femme font partie de ce nouveau groupe religieux : les chrétiens. Cette nouvelle les a bouleversés et pris au dépourvu. Aux premières heures du jour suivant, Lucius sort dans jardin. Cornelius vient l’y retrouver pour l’avertir qu’il se rend chez le gouverneur et qu’Aurélia s’occupera d’eux.
Sans plus attendre, Cornelius s’en va retrouver les hommes qui l’attendent avec son cheval. Ils quittent le quartier des villas. Lucius les regarde s’en aller, puis se lève pour rejoindre les dames. Les ayant embrassées l’une et l’autre, il s’installe auprès d’elles. Aurélia intervient :
Cornelius ne reviendra pas avant ce soir. Je vous propose de faire plus ample connaissance de Césarée. Ce n’est pas Rome et ses palais, mais il vaut la peine de voir son aqueduc, les activités du port ou de son marché. On y trouve toutes les marchandises venues d’Orient. Certaines étoffes particulières pourraient bien te séduire, Flavia.
Un éclat de rire signifie leur acceptation. La journée se passera dans Césarée. Arrivés près du centre-ville, ils s’arrêtent devant l’aqueduc. Lucius en admire la conception et la mise en place, faisant remarquer à ses compagnes que les ingénieurs ont réalisé des prouesses techniques pour que l’eau coule en permanence jusque dans la ville. À l’une des portes, ils assistent à l’arrivée d’une longue caravane de chameaux lourdement chargés. Aurélia s’exclame :
Flavia réjouis-toi ! Ces marchands arrivent de la Perse lointaine. Ils apportent les soieries et autres étoffes précieuses qui font le bonheur des grandes dames romaines. Si tu as un peu de patience, tu pourras marchander une pièce de cette étoffe extraordinaire…
Partie en direction d’une ruelle étroite, elle ajoute :
Nous allons jusqu’au bord de la mer. En suivant le chemin qui longe la plage, nous arriverons sur la place du marché, là où tout se négocie, à quelques pas du port. Des navires marchands arrivent de Rome chaque jour. Ils font le plein de tout ce dont la ville impériale a besoin pour sa population et ses armées. Vous le savez comme moi ! C’est un tonneau sans fond que l’on ne parvient jamais vraiment à remplir…
Arrivés sur la place du marché, ils se promènent entre les différents étalages, admirant les soieries d’Orient, les objets de l’artisanat local ou d’ailleurs, puis vont s’asseoir sur la terrasse d’une auberge pour y goûter la cuisine et le vin du pays. Le repas terminé, Flavia intervient :
Aurélia ! Je crois qu’il est temps de rentrer. Pour Lucius, la sieste est un moment sacré. Si tu n’y vois pas d’inconvénients, on ne va pas le faire attendre. On aura l’occasion de revenir.
Le temps a passé. Cornelius est très sollicité par son travail. La grande discussion n’a pas repris. Aurélia entend certaines réflexions de son beau-frère et sa belle-sœur, mais évite d’y répondre. Elle suggère à Lucius de discuter avec Josaphat. Juif d’origine et partageant avec eux la même foi, il pourra répondre à ses questions. Elle ajoute :
Josaphat est un vieux sage qui connaît bien le monde grec ! Il peut se montrer très intéressant dans une discussion comme tu les aimes. Je le considère désormais comme un frère.
Lucius comprend tout-à-coup les raisons du changement d’attitude qu’il a observé chez sa belle-sœur. Elle ne se comporte plus avec le personnel en maîtresse de maison qui commande tout. Elle s’adresse à eux comme à des membres de sa famille. Il remarque aussi que son beau-frère s’est apaisé. Il laisse au vestiaire sa fonction militaire, lorsqu’il rentre à la maison. L’atmosphère de paix et de tranquillité trouvée en ce lieu, aurait-elle pour origine l’adoption de cette religion dont ils ont parlé l’autre soir ? Désireux d’en savoir plus, il part à la rencontre de Josaphat. Plusieurs fois, il l’a vu dans le jardin, en quête de fruits ou de fleurs pour la maison. Il ne s’est pas trompé ; le vieux serviteur est en train de cueillir des figues. Arrivé près de lui, il l’interpelle :
Alors Josaphat, la récolte est bonne ? Les fruits que tu mets à notre disposition chaque jour, sont excellents.
Le vieil homme ne répond rien. Il se tourne vers le visiteur en lui tendant son panier l’invitant à se servir. Lucius amorce le geste de tendre la main puis se ravise en ajoutant :
Merci de me les proposer, mais je vais les choisir directement sur l’arbre. Cela me rappellera ma jeunesse. J’aimais apaiser ma faim en grappillant l’un ou l’autre fruit du verger familial. Mordre à pleines dents une pomme bien mûre et fraîchement cueillie suffisait à mon bonheur…
Ayant trouvé deux belles figues, il les mange avec délectation. Se tournant alors vers le serviteur, il le félicite pour l’entretien des arbres et du jardin. Par un simple hochement de tête, ce dernier le remercie pour son amabilité et fait le geste de se remettre au travail. Lucius interrompt son mouvement et l’interroge :
Il y a longtemps que tu es au service de ton maître ? Tu sembles faire partie de la famille depuis de longues années ?
Josaphat regarde son interlocuteur et lui répond paisiblement :
De longues années en effet ! Pour rembourser en partie des dettes contractées par ma famille, j’ai été vendu comme esclave et racheté par un jeune centurion qui arrivait ici à Césarée. J’ai travaillé pour lui et son épouse, depuis cette époque-là. J’ai trouvé auprès d’eux l’accueil et la compassion que personne d’autre n’aurait pu mieux m’accorder.
Lucius ajoute, non sans une certaine ironie :
Pour autant que je le sache, tu es d’origine juive ! Être esclave d’un romain, n’est-ce pas la pire des déchéances ?
Je suis Juif en effet et l’histoire a fait de moi un esclave ! Je le reconnais mais ne m’en offusque plus, n’ayant aucune prise sur cette partie de ma vie qui est liée à mon destin, comme le disent vos philosophes. Il n’en reste pas moins vrai que nul ne peut m’enlever ma liberté d’esprit. On peut me contraindre par la force, me réduire à néant, me prendre la vie… Si je suis fort intérieurement, je reste libre. Les années vécues à Césarée m’ont rendu témoin de beaucoup de choses. J’en suis venu à relativiser ce qui m’est arrivé. Être un esclave ou un maître n’y change pas grand-chose. Le seul esclavage qu’il faut craindre est celui de l’esprit. Le plus grand de tous les chefs militaires peut n’être que l’esclave de ses passions, de sa violence ou de ses fantasmes. Tout ce qu’il construit disparaîtra. La vraie liberté vient d’ailleurs. Elle est donnée d’en-haut. Elle est le cadeau que la divinité accorde à celui qui s’en remet à elle, seule garante d’avenir. N’est-ce pas l’attitude de Socrate qui choisit de mourir pour rester libre face à ses détracteurs et refuser de se renier lui-même ? En ce qui me concerne, je vis dans la condition de l’esclave, mais c’est librement que je me suis mis peu à peu au service de Cornelius, parce que l’un et l’autre, nous avons pu nous découvrir et nous reconnaître comme frères. C’est une grande et belle expérience que le Seigneur Dieu m’a permis de faire. La possibilité m’a été donnée de lire quelques ouvrages de vos philosophes stoïciens. Pour eux, le destin de l’homme est inscrit par avance et nul ne peut y échapper. La seule réponse est de rester ferme face à lui. Je reconnais que cette idée peut paraître noble et séduisante, mais en prenant du recul par rapport à tout ce dont nous sommes témoins, je pense qu’il existe pour chacun une porte par laquelle il est possible d’échapper – en partie du moins – à sa destinée et de la transformer.
La vie a fait de moi un esclave alors que je rêvais d’autre chose. D’accord ! Mais, par ma liberté d’esprit, je peux quitter cette condition et devenir un être libre au sein même de l’esclavage que je suis contraint de vivre. Le vrai philosophe est celui qui rit de son destin et qui vit librement les contraintes que ce dernier lui impose. Cela suppose une force que seul l’esprit divin est capable de donner. Cette force est celle que Jésus de Nazareth a vécu en préférant mourir sur la croix, sans chercher à prendre les armes contre la violence qui lui était faite. Son geste a révélé à tous ceux qui se réclament de lui, la force de l’amour. Ses adversaires ont cru lui prendre sa vie alors qu’il la donnait pour le salut de tous… Ils l’ont mis au défi de répondre à la violence qui lui était faite et lui, pendant ce temps-là, pardonnait à ses bourreaux… Ils croyaient rendre un culte à Dieu, obéir à ses préceptes et à sa Loi ; ils ne pouvaient pas se rendre compte de leur erreur parce qu’ils ne se laissaient guider que par la haine féroce qu’ils lui vouaient. Ils ne parvenaient pas à oublier les enseignements qui remettaient en cause leur compréhension de la parole divine contenue dans les Écritures. Tandis que ses adversaires célébraient leur triomphe, lui s’en remettait tout entier entre les mains de ce dieu qu’il a toujours appelé son Père… Ils ont cru pouvoir sceller la source d’eau vive de sa parole en refermant la lourde pierre du tombeau sur son cadavre, sans imaginer que le dieu dont ils se réclamaient, l’avait appelé auprès de lui et que son esprit de force commençait à consumer la peur qui paralysait le cœur de ses disciples… Je ne savais pas grand-chose de Jésus, lorsque Pierre est venu dans cette maison. Je l’ai écouté et j’ai tout compris d’un coup. L’esprit de Jésus m’a rempli le cœur de sa lumière et son souffle m’a fait revivre. Depuis lors, je suis libre tout en restant au service de Cornelius et d’Aurélia et je sais que mon vrai destin trouvera son véritable achèvement dans la vie offerte par ce dieu d’amour dont Jésus est le révélateur ou la figure humaine.
Josaphat se tait, son regard planté dans celui de Lucius. Ce dernier est surpris ; il ne s’attendait pas à entendre, dans la bouche d’un simple serviteur, un ensemble de réflexions qui – il doit bien se l’avouer – possèdent un certain poids. S’il veut discuter avec lui, il doit donner à ses propres réflexions une profondeur qu’il n’imaginait pas à priori. La simple dérision, par défaut de réflexion, n’est pas un argument suffisant même si tout ce qui concerne ce Jésus de Nazareth lui paraît un peu fou ou complètement déraisonnable. Pour parler à un homme animé d’une telle force intérieure, la seule critique et le sourire moqueur ne suffisent pas. Le silence se prolonge. Lucius fait quelques pas, prend le temps de manger une autre figue et brusquement reprend la parole, le regard tourné vers la nature qui l’entoure, comme s’il s’adressait d’abord à lui-même :
Je dois t’avouer, Josaphat, que tu me prends au dépourvu ! Je ne m’attendais guère à entendre ce que tu viens d’exprimer longuement. Lorsqu’il s’agit du divin et de tout ce que l’on peut dire à son propos, j’ai pour habitude de rester en retrait. Je ne sais que dire devant tout ce qui échappe à mon observation personnelle. Tu m’as parlé avec beaucoup de profondeur. Je ne veux pas te blesser, ni dénigrer tes propres convictions. Tout ce que tu viens de dire paraît tellement loin de ce que je pense de la divinité. En t’écoutant parler de Jésus, j’ai retrouvé ce que nous en ont dit Cornelius et Aurélia. Vous êtes convaincus du fait que le divin s’est manifesté en lui et vous croyez que son chemin ouvre une porte qui permet d’échapper à son destin et de participer à la vie divine. J’ai pourtant l’impression que ce dieu est impuissant, incapable de sauver son envoyé de la main de ses détracteurs, sans réactions face au supplice de la croix auquel est condamné celui qui est sensé être son représentant. J’avoue que là je ne comprends plus rien. Pour moi, la croix reste à jamais le signe de l’impuissance humaine face à la violence et la force des armes. Comment peut-on affirmer que celui qui est la victime du pouvoir religieux et impérial, soit vainqueur ? Il y a là quelque chose qui m’échappe. Et te rends-tu compte du coup porté à la toute-puissance divine ? Cette vision contredit tout ce que l’on croit en savoir. C’est un dieu privé de sa force qui se manifeste là, un dieu sans pouvoir ni capacité de faire changer le cours des choses.
Et puis, en lisant le grand livre que Cornelius et toi semblez vénérer particulièrement, qu’est-ce que j’y lis ? Un dieu qui joue avec de la glaise et souffle dessus pour donner vie à l’humain, un serpent qui parle et des hommes qui vivent de 800 à plus de 900 ans… Et puis, dans un premier temps, tout finit en catastrophe, avec ce Noé qui construit une arche et y rassemble tous les animaux de la terre… Comment veux-tu qu’il nourrisse ce monde pendant quarante jours et le renvoie sans autre dans un univers dévasté. Même si certains points du récit m’interpellent, je n’y vois qu’une tentative d’explication des origines du monde. Ces récits, on les trouve en Égypte, en Mésopotamie et chez les Grecs. Les poètes de partout ont donné libre cours à leur imagination. La vie m’a appris à me méfier de tout ce qui se dit et se fait. Il y eut un temps où je passais d’un temple à l’autre pour y offrir des sacrifices et tenter d’obtenir des réponses à mes appels. Les divinités que j’invoquais sont restées sourdes et muettes. Et que dire des exigences de ces divinités ? Le dieu du livre que vous lisez n’exige-t-il pas le sacrifice des villes et de leurs habitants, femmes et enfants, en guise de reconnaissance pour l’aide qu’il apporte aux armées d’un certain Josué ? Est-ce un dieu qui aime ? Peux-tu m’expliquer ce que lui apporte un tel sacrifice ? En a-t-il vraiment besoin pour manifester sa puissance ? Pour moi, une telle attitude est celle d’un dieu tyrannique. Il n’y a là rien qui le différencie des divinités grecques toujours en train de se chamailler pour des questions de prévalence ou de jalousies…
Ne crois pas, Josaphat, que je me situe dans une attitude de refus complet de tout ce que peut apporter une religion. Je réfléchis beaucoup à la question du sens de la vie, mais je n’ai trouvé aucune réponse satisfaisante dans tous les cultes religieux qui fleurissent à Rome ou ailleurs. J’avoue que je ne m’attendais guère au récit que Cornelius nous a fait. Tout ce que vous m’avez dit de ce Jésus contredit ce que je croyais savoir du divin. Alors, si je ne me prononce pas, c’est simplement que je suis dans l’incapacité de dire quoi que ce soit. Entre d’une part le dieu qui se fâche, se repent d’avoir fait un humain trop humain, manifeste sa colère contre son peuple et dit sa volonté d’exterminer ses ennemis et ceux qui ne croient pas, et d’autre part, un dieu dont le signe de sa victoire, ou de son amour, est un homme suspendu à une croix… Avoue qu’il y a là une grande différence ! Je ne comprends tout simplement pas.
Lucius se tait, le regard perdu dans le lointain horizon. Josaphat ne dit rien. Il sait que ce genre de conversation demande du silence etdu temps pour que les paroles échangées pénètrent le cœur et y mûrissent. Reprenant son panier, il achève sa cueillette de figues.
Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique.