Le centurion Corneille aux pieds de saint Pierre. Aubin Vouet, 1630. Cathédrale Notre-Dame de Paris.
L’audace de Pierre à Césarée
Roland Bugnon, CSSP | 30 mars 2020
L’article précédent nous a fait découvrir la conversion d’un homme, Saul, plus connu sous le nom de Paul, qui sera un acteur essentiel dans la naissance de l’Église en milieu gréco-romain. Avant de le suivre longuement dans sa mission nouvelle, l’auteur des Actes tient à évoquer une page importante de la mission de Pierre au sein de l’Église de Jérusalem. Il souligne que ce dernier va accomplir le premier geste qui ouvre la porte de la communauté chrétienne au monde païen.
Le judaïsme de l’époque n’est pas totalement fermé au monde qui l’entoure. Il accueille en son sein des sympathisants ou des « craignant Dieu » s’ils acceptent de respecter les rituels et les prescriptions de la Loi mosaïque. Personne ne peut se convertir au judaïsme sans être circoncis. De leur côté, aucun juif pieux ne s’autorise à entrer dans une maison païenne et à s’asseoir pour manger à la table de son hôte.
Le monde païen, quant à lui, n’est pas uniforme. Beaucoup sont en quête de paroles ou d’une spiritualité différente de la pratique sacrificielle des temples païens. C’est le cas de Corneille, un centurion romain dont parle les Actes (ch. 10). Le verset 2 le décrit ainsi : « C’était quelqu’un de grande piété qui craignait Dieu, lui et tous les gens de sa maison ; il faisait de larges aumônes au peuple juif et priait Dieu sans cesse. » Au cours d’un temps de prière, il a une vision et reçoit un message divin : « Envoie des hommes à Jaffa et fais venir un certain Simon surnommé Pierre : il est logé chez un autre Simon qui travaille le cuir et dont la maison est au bord de la mer. » (10,5-6) Corneille n’hésite pas. Il demande à deux de ses domestiques et un homme d’escorte de s’y rendre et les charge d’inviter Pierre à venir le visiter à Césarée.
De son côté, Pierre a vécu quelque chose de similaire. Une vision s’impose à lui alors qu’il a demandé quelque chose à manger. Il voit comme une immense toile tenue aux quatre coins qui descend du ciel avec, en son milieu, tous les animaux de la terre et il entend une voix qui lui dit : « Debout, Pierre, offre-les en sacrifice, et mange ! » (10,13)Pierre est un juif pieux, élevé dans le respect de la loi mosaïque. Son premier réflexe est de dire : « Certainement pas, Seigneur ! Je n’ai jamais pris d’aliment interdit et impur! » (10,14) La réponse est immédiate : « Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne le déclare pas interdit. » (10,15) Par trois fois, la vision revient. Il n’en saisit pas la signification et demeure dans l’expectative. C’est alors que frappent à la porte les envoyés de Corneille.Le récit des Actes magnifie cet instant en le plaçant sous le signe de l’Esprit :
« Comme Pierre réfléchissait encore à sa vision, l’Esprit lui dit : « Voilà trois hommes qui te cherchent. Eh bien, debout, descends, et pars avec eux sans hésiter, car c’est moi qui les ai envoyés. » Pierre descendit trouver les hommes et leur dit : « Me voici, je suis celui que vous cherchez. Pour quelle raison êtes-vous là? » (10,19-21)
Ayant reçu la réponse à sa demande, Pierre n’hésite pas. Il accepte l’invitation de Corneille, donne l’hospitalité à ses envoyés et, le lendemain, quitte Jaffa pour se rendre à Césarée. Le geste peut paraître anodin aux yeux de personnes habituées à voyager dans différents pays du monde. L’invitation vient d’un centurion romain, un païen et un élément de l’armée d’occupation romaine. Il peut avoir la réputation d’être « un homme juste et craignant Dieu, à qui toute la nation juive rend un bon témoignage », il n’en demeure pas moins le représentant d’un empire honni qui occupe la Palestine et lui impose des lois que tous rejettent. Si Pierre croit en Jésus, Messie de Dieu, il n’en reste pas moins juif. Ne voulant pas vivre seul cette rencontre, il se fait accompagner par des frères sur lesquels il pourra s’appuyer pour justifier son attitude.
Après deux jours de marche, il entre à Césarée. Corneille l’attend et pour l’occasion, il a rassemblé sa famille et ses amis les plus proches. Lorsqu’il le voit, il se prosterne devant lui. Pierre est obligé de calmer ses ardeurs en lui disant : « Lève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi. » (10,26) Après quoi, il entre dans la maison. Devant la surprise de son hôte et probablement de ses compagnons de route, Pierre explique un comportement peu commun : « Vous savez qu’un Juif n’est pas autorisé à fréquenter un étranger ni à entrer en contact avec lui. Mais à moi, Dieu a montré qu’il ne fallait déclarer interdit ou impur aucun être humain. » (10,28)
Première surprise! Dans la liberté de l’Esprit, Pierre surmonte un comportement culturel séculaire qui l’oblige à garder ses distances par rapport à un étranger, à ne pas s’asseoir à sa table. En franchissant le seuil de la maison de Corneille, l’incirconcis, il fait – comme le dira plus tard Paul dans sa lettre aux Éphésiens – tomber le mur de la haine qui sépare le Juif du païen ou de l’incirconcis. L’enseignement de Pierre à Césarée a commencé par des gestes simples : il entre dans la maison de Corneille, accepte son hospitalité, partage sa table. Ce faisant, il donne chair au message qu’il apporte : l’annonce de Jésus le Ressuscité qui apporte le salut. Lorsqu’il découvre, stupéfait, que le don de l’Esprit Saint a été répandu dans le cœur de celles et ceux qui se sont rassemblés pour l’écouter (vv. 44-46), il est émerveillé et s’écrie, à destination de ses compagnons de route : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous? » (10,47) Pierre est ainsi le premier à oser un geste qui lui sera reproché à Jérusalem : il ouvre sans conditions la porte de l’Église au monde païen. Moment extraordinaire et jubilatoire qui met en évidence la puissance du souffle de l’Esprit.
Béni sois-tu, Seigneur, pour ce moment de grâce survenu sans bruit à Césarée. Corneille et Pierre pouvaient-ils savoir qu’ils posaient ensemble un geste qui donnait à l’Évangile sa dimension universelle? Ton Esprit était à l’œuvre dans le cœur du premier, lui faisant chercher auprès de Pierre un chemin de vérité et de vie. Il était à l’œuvre aussi lorsque ce dernier, à Césarée, trouve en lui la force de rompre les interdits que la tradition juive lui imposait de respecter scrupuleusement. En baptisant ce centurion de l’armée romaine et ses proches, il donne sa caution à un geste qui deviendra naturel et perdure aujourd’hui encore parce que ton amour et ta parole s’adressent à tous les humains, sans distinction de race, de culture, de classe sociale. Seigneur, donne-moi ton Esprit d’audace, que je ne craigne pas d’ouvrir mon cœur à l’autre qui m’appelle, à cet autre devant lequel je demeure si souvent saisi d’une crainte irraisonnée.
Une question peut se poser à nous. Quelle approche ai-je de l’autre différent de ma culture, de ma religion, ou de mes idées? Suis-je capable de franchir le seuil de sa maison?
Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique.