(photo © Vatican Media)
La déclaration d’Abou Dhabi : entre identité et altérité
Francis Daoust | 14 octobre 2019
Lire le Document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune
La déclaration d’Abou Dhabi mérite notre attention, car elle a été signée par deux leaders des deux plusieurs importantes religions du monde : le pape François et le grand imam Ahmad Al-Tayyeb. Rappelons que les deux tiers des croyants de la planète sont chrétiens ou musulmans. Cette déclaration est un appel à la fraternité et au dialogue et a pour but de promouvoir la paix mondiale, la coexistence commune et le respect de la dignité humaine.
On ne peut faire autrement que de se réjouir d’une telle initiative, particulièrement en ce début de 21e siècle où l’intolérance à tous les niveaux gagne du terrain et où le respect de la dignité humaine en perd. La lecture de la déclaration révèle rapidement et clairement qu’elle s’attaque principalement au fondamentalisme et à l’intégrisme, deux débordements qui dénaturent les fondements mêmes du christianisme et de l’islam.
Cette résolution est également à louer, dans le monde actuel où les frontières tombent, que ce soit en raison de l’efficacité de la circulation de l’information ou en raison des mouvements de population qui sont en hausse croissante. À la question « Comment allons-nous faire pour assurer un meilleur vivre-ensemble », le pape et le grand imam répondent : « En travaillant à promouvoir la fraternité humaine ».
Prosélytisme et dialogue
La déclaration d’Abou Dhabi peut générer deux questions bien légitimes. La première est de savoir si cela signifie que toutes les religions se valent et reviennent au même.
Il s’avère donc important de faire la différence entre prosélytisme (qui consiste à convaincre l’autre) et dialogue (qui consiste à identifier les points de divergence, puis les points de convergence, pour ensuite miser sur ces points de convergence). Tout dialogue interreligieux doit se faire dans cet ordre, c’est-à-dire qu’avant de s’entendre sur certains points, chaque interlocuteur doit bien affirmer son identité propre. Quand chaque parti sait qui il est et qui est l’autre, un véritable dialogue peut enfin commencer.
Pour ce qui est des grandes religions, et en particulier pour les trois grands monothéismes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, les points de convergence sont beaucoup plus nombreux que les points de divergence. Il n’est donc pas surprenant que le pape et le grand imam se soient facilement entendus sur de nombreux sujets.
La réponse à la première question est donc : « Non ». Toutes les religions ont leur identité et leur valeur propre.
Œcuménisme et syncrétisme
La deuxième question est de savoir si, en signant une telle déclaration, le pape n’est pas en train de diluer le catholicisme dans le grand bassin des religions du monde et s’il n’est pas en train d’assouplir les exigences du christianisme.
Il faut alors faire la différence entre l’œcuménisme, qui consiste à établir des liens entre les différentes religions, et le syncrétisme, qui cherche à intégrer toutes les religions en un seul système cohérent. L’initiative du pape et du grand imam se situe clairement dans le premier mouvement. Ils ne cherchent pas à créer une nouvelle religion mondiale unique, comme l’affirment certains sites web à sensation, mais à identifier des points de convergence à partir desquels ils peuvent travailler.
Leur attitude s’avère particulièrement pertinente aujourd’hui, dans un monde où on tend à faire des religions une sorte de supermarché de la foi, où tout un chacun sélectionne ce qui lui convient dans telle ou telle religion afin de se concocter son propre petit système de foi personnel. Cette tendance n’est pas à encourager, car elle permet souvent des amalgames douteux d’éléments qui se contredisent fondamentalement entre eux.
La réponse à la deuxième question est donc « non » à nouveau. L’établissement de liens, dans le cas présent entre le catholicisme et l’islam, ne constitue en rien un assouplissement des croyances de l’un ou de l’autre groupe.
Et la Bible dans tout ça?
La Bible peut cependant sembler s’opposer à toute forme de dialogue interreligieux et d’œcuménisme. Mais on retrouve en fait dans la Bible une tension ou un équilibre entre identité et altérité.
Du côté de l’identité, il faut d’abord se souvenir qu’à l’époque où la Bible fut rédigée, judaïsme et christianisme n’ont jamais été en position de force. Juifs et chrétiens devaient donc affirmer leur identité avec force afin de survivre dans un monde qui leur était plus souvent qu’autrement hostile. Il faut ensuite reconnaître que les religions environnantes (mésopotamiennes, égyptiennes, grécoromaines, etc.) reposaient sur des bases théologiques plutôt faibles, d’où la critique souvent acerbe et justifiée des auteurs bibliques. À titre d’exemple, les Mésopotamiens croyaient que les humains étaient des êtres inférieurs, purement utilitaires pour les dieux, alors que pour les juifs et les chrétiens, ils sont le sommet de la création. La divinisation des empereurs romains est un autre exemple de pratique qui a suscité des réprobations enflammées de la part des auteurs bibliques.
Du côté de l’altérité, on observe que l’Ancien et le Nouveau Testament sont constamment tournés vers les peuples étrangers et vers l’autre. Pensons aux lois de la Torah qui protègent les étrangers, à Ruth la Moabite, qui devient l’arrière-grand-mère du grand roi David, à Jonas qui convertit la capitale de l’empire assyrien, aux nombreux passages des évangiles qui mettent en scène des Samaritains et aux disciples de Jésus qui sont repoussés par certains juifs et qui se tournent vers les nations païennes.
En conclusion
Deux conclusions peuvent être tirées de ces observations. Elles reposent elles aussi sur l’équilibre nécessaire entre identité et altérité.
Afin de maintenir le pôle identité, il faut éviter de faire des religions une sorte de cafétéria de la foi et comprendre que pour parvenir à une certaine richesse spirituelle, il faut s’engager en profondeur dans un système de foi en particulier ou, du moins, bien savoir ce que l’on fait. Dans le grand concert des religions, une véritable harmonie s’avère possible quand chaque personne joue de son propre instrument et non quand tout un chacun joue d’un peu de tout.
Et afin de maintenir le pôle altérité, il faut reconnaître qu’il y a danger quand une religion se referme sur elle-même, dans un système de vérité clos. Il faut faire preuve d’humilité par rapport au Divin et à la question de la Vérité (avec un grand V). Les autres religions existent et, dans une perspective de foi, si elles existent c’est que cela est voulu par Dieu. Peut-être serait-il bon de considérer alors que notre meilleure façon d’atteindre l’Autre (qui est transcendant et ineffable) est à travers notre relation à l’autre (qui partage notre nature et est à proximité)?
Francis Daoust est bibliste et directeur de la Société catholique de la Bible (SOCABI).