(Miguel Bruna / Unsplash)
Le temps de l’espérance
Jean-Claude Ravet | 8 novembre 2021
L’espérance nous est donnée pour les désespérés, disait Walter Benjamin, conforme en cela au messianisme biblique. L’espérance prend le relais de l’espoir épuisé. L’espérance contre toute espérance, dit saint Paul (Rm 4,18). Quand, assailli par le désespoir réaliste, rien ne présage une éclaircie, elle apparaît comme un don, le miracle de l’impossible : une promesse devenue courage, arrhes de l’Esprit, dit encore saint Paul (2 Co 1,22). Elle a l’effet d’une source pour l’assoiffé perdu dans le désert, désespérément en quête d’une oasis improbable.
L’espérance, comme Dieu, n’a de sens que pour les désespérés, autrement elle est loisir, amuse-gueule des repus, « fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles », disait Bernanos. L’espérance c’est le désespoir surmonté, disait-il aussi. Envol au pied du gouffre. Elle n’a rien à voir avec la résignation, l’espoir selon Spinoza, cette passion triste qui nous fait plier l’échine devant le réel en attente d’une issue favorable, refuge dans l’illusion, alibi pour ne pas agir, lutter, s’engager dans le réel désespérant. L’espérance est le contraire de l’optimisme béat, ne prenant pas le réel au sérieux ou s’y résignant sans combattre. L’espérance au contraire affronte le réel. Ne fuit pas le conflit. Elle loge tout entière dans le désir de vivre debout, dignement, déniant à une quelconque fatalité le pouvoir de dicter les comportements, même au seuil de la mort.
L’espérance peut prendre parfois la forme extrême du cri de l’humilié, qui injurie Dieu, lui rappelant désespérément sa promesse. L’espérance, en ce sens, est blasphématoire, comme l’avance Jacques Ellul, dans Espérance oubliée. Elle en appelle à Dieu contre Dieu, comme Job (Jb 19,25), au Dieu qui vient contre le Dieu absent, au cri du sang, comme au temps de l’Exode, contre le silence scandaleux de Dieu : Eli Eli lama sabachthani? (Mt 27,46). Un cri, une prière, qui fait écho à la fidélité même de Dieu, qui prend sa parole au mot, comme garant, porte-voix pour percer le ciel de plomb, implacablement sourd. C’est pourquoi l’espérance est capable aussi de prendre les accents de la louange et de la gratitude au cœur même du désastre : reconnaissant dans la souffrance une part intacte à son emprise, comme quelque chose de plus grand que soi, mais en même temps partie intégrante de soi, qui fait vivre et persévérer.
Espérer, c’est faire l’épreuve du désespoir sans être étouffé par lui. Comme Imre Kertész, à Birkenau, pris comme mort et jeté dans un amas de corps, prêts à être brûlés, qui trouve la force d’un râle vital : « Je… pro…teste » (Être sans destin), ou encore comme Maximilien Kolbe, enfermé avec neuf autres détenus, dans un bunker, à Auschwitz, condamnés à y mourir de faim et de soif, en représailles à une évasion, qui accompagna cette mort atroce de cantiques et de louanges.
Ces cris, ces chants, ces prières, sont des signes de l’espérance, arc-en-ciel sur les ruines du monde, témoin fidèle de la vie plus forte que la mort. Même quand la mort, la haine, le mal semblent régner en maîtres incontestés. L’espérance est la terre ruisselant de lait et de miel rêvée en plein désert : utopie qui fait vivre, dans l’exil, l’exode, la captivité, les persécutions.
Si l’espérance a une part de rêve, c’est de rêve éveillé qu’il s’agit, supportant les pas incertains dans la nuit noire en attente de l’aube qui tarde à poindre. En cela, l’espérance est au centre de la foi chrétienne.
Lutte contre l’ange…
Le nom de Dieu donné à Moïse sur l’Horeb incarne l’espérance. YHWH : un nom proprement imprononçable, se confondant au souffle, qui anime l’argile. À ce nom énigmatique s’ajoute cette explication déroutante : Je serai qui je serai (Ex 3,14). Il est là où on ne l’attend pas, Dieu qui vient à la rescousse des non-personnes, les faisant passer de la non-existence de la servitude et de l’oppression à l’existence dans la liberté et la dignité. Il est ce passage inattendu, cette pâque en hébreu, cette création continue de vie. Avec Jésus, le Dieu de l’espérance se révèle comme Dieu crucifié. Le Dieu des crucifiés. Promesse inespérée du bien en dépit de la fureur victorieuse du mal. Mémoire de l’avenir. Dieu parmi les désespérés, criant avec eux, luttant avec eux, contre Dieu dit tout-puissant, contre le Dieu qui couvre les massacres, le Dieu de l’ordre et des maîtres du temps.
Dans l’espérance chrétienne, l’existence s’éprouve comme un exode qui pousse à la marche vers la terre non pas natale mais promise, non pas derrière mais devant soi, à construire, à arracher à la nuit ; existence-résistance au-delà des échecs et des victoires, mise au service de la vie – et non la vie, ainsi arraisonnée, harnachée, séquestrée mise à son service. Chemin dont le but se confond au chemin. Brèche dans le mur du présent clos, faisant voler en éclat les chaînes de la fatalité.
L’espérance fait de qui l’accueille un serviteur et non un maître. Un être tourné résolument vers la vie comme don, et vers l’autre qui le rappelle à sa responsabilité première : exister c’est être gardien de ses frères et de ses sœurs, et le gardien de la Terre, comme le rappellent les récits de création dans la Genèse. Tourné en fait vers l’Autre qui vient à notre rencontre, le Dieu qui vient et qu’on appelle de toute notre vie : Marana tha.
Apocalypse et rêve de Dieu
L’espérance est plus urgente que jamais. Alors que le monde s’effrite sous la rapacité humaine, devant l’aveuglement, le déploiement de l’indifférence, la faillite lamentable de la promesse de la modernité, celle d’être comme des maîtres et possesseurs de la nature : qu’on a laissé plutôt dévastée et nous, désâmés, ayant fui la condition humaine, ignoré ses limites et la finitude de la vie, méprisé notre fragilité. Alors que les pouvoirs établis misent sur le statu quo, ou tergiversent autour de remèdes sans mordant, les puissants se croyant à l’abri du déluge commun ou tout simplement cyniques : Après nous le déluge. L’espérance appelle au combat acharné contre les maîtres du temps, leur mirage, leur fuite en avant.
Cette espérance-combat est puissamment célébrée dans le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, comme une dimension fondamentale du christianisme. Apocalypse signifie en grec révélation, dévoilement. Mais ce récit ne révèle pas l’avenir, mais fait de l’avenir, comme du passé, une force du présent, déconstruisant l’éternel présent et son diktat au service des maîtres du monde : « ce qui est ne peut être autrement ». C’est un texte de combat qui insuffle courage et persévérance, ravive l’espérance, comme l’ont si bien montré le théologien chilien, Pablo Richard, récemment décédé, dans L’Apolalypse : reconstruction de l’espérance (Paulines, 2001), comme avant lui, le bibliste brésilien, Carlos Mesters, dans L’Apocalypse : espérance d’un peule qui lutte (Paulines, 1988). L’histoire décrite est celle, gorgée de sang, de ces maîtres qui se croient à jamais vainqueurs, s’autoproclamant bienfaiteurs de l’humanité. Celle qui sème le désespoir et la résignation dans le peuple. Mais l’Apocalypse la relit à la lumière de l’Exode, de la libération du peuple opprimé qu’il raconte, et de la pratique libératrice de Jésus, illustrée par l’annonce du règne de Dieu aux pauvres – qui est, comme dit le théologien Jon Sobrino, « une promesse de vie contre l’anti-règne » des repus et des puissants qui prive de vie les pauvres et détruit la Terre – pratique qui l’a conduit sur la croix. C’est le chemin de ceux et celles qui le suivent. C’est le chemin du Dieu dont il fait la louange : le Dieu crucifié aux côtés des crucifiés de l’histoire. Mais debout, ressuscité avec eux, dignes et vivants.
Dans cet éternel recommencement du même émerge le rêve de Dieu subversif et inspirant, donnant du sens au chaos et animant la marche des exclus. Folie de Dieu devant la raison des plus forts, faiblesse de Dieu renversant les trônes et élevant les humbles.
L’Apocalypse est un livre d’espérance pour ceux et celles dont la foi en une humanité fraternelle et solidaire vacille. Menacée de verser dans le cynisme, la démission, l’affadissement. Le récit vient à leur secours. Dans ce combat inégal contre la Bête féroce qui se nourrit du sang des pauvres, le Christ est sorti vainqueur. La Bête est déjà vaincue, même si elle pavane, et « Babylone la grande » s’écroulera avec fracas et stupeur, sous le poids de ses crimes. Le récit ne dit pas que l’on en sortira indemne, mais qu’il faut tenir. Par fidélité à la vie, aux liens qui nous unissent à elle. « Que celui, celle qui a soif s’approche, que l’être de désir recueille l’eau de la vie gratuitement… » (Ap 22,15). Elle désaltère les assoiffés de justice.
Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.