(Nacho Arteaga / Unsplash)
Une leçon pour notre temps
Jean-Claude Ravet | 15 février 2021
La dernière encyclique du pape François, Fratelli tutti, est remarquable à plusieurs titres. Pour ses propositions courageuses bien sûr, mais particulièrement pour sa manière d’affronter les graves problèmes de notre temps. Elle a « le goût de l’Évangile », pour reprendre le mot que le pape applique dans l’encyclique au mode de vie de François d’Assise. Car c’est une chose de voir les problèmes, c’en est une autre de choisir la voie pour les résoudre. Les solutions seront en effet au service de quoi, au bénéfice de qui? Merleau-Ponty disait : « Tout le monde se bat pour les mêmes valeurs : la liberté, la justice. Ce qui départage, c’est la sorte d’hommes pour qui l’on demande liberté ou justice, avec qui on entend faire société : les esclaves ou les maîtres. [1] » Ceux qui dominent les nations se font toujours appeler « bienfaiteur » comme au temps de Jésus.
Or, cette encyclique témoigne avec force du ferment de l’Évangile offert au monde, de sa manière particulière d’être, de voir et d’agir qui n’a pas perdu de sa pertinence. Ce n’est pas pour rien que le nom qui est venu spontanément aux premières communautés chrétiennes pour désigner l’événement bouleversant inauguré par Jésus a été « la Voie » (Actes 9,2) ; ce n’est pas en effet le contenu, la doctrine, ni même la promesse, qui font ressortir l’originalité de l’Évangile – de la bonne nouvelle aux pauvres –, mais bien la manière d’habiter le monde, d’y vivre, d’œuvrer, inspirée, portée par le souffle de Jésus, humble et pauvre, engagé tout entier dans la construction d’un monde juste et solidaire, lui-même porté par l’utopie du Règne de Dieu – à savoir le monde vu selon le cœur de Dieu. La fin se confondait au chemin, telle était en effet la signification pour Jésus du Règne de Dieu qui, à la fois, vient et est parmi nous.
Voir le monde et la Bible à partir des pauvres
L’encyclique donne ainsi un magnifique aperçu de cette voie toujours subversive, parce qu’elle ébranle les structures qui soutiennent l’injustice, l’oppression, les inégalités sociales, l’exclusion, le mépris des pauvres – l’anti-règne de Dieu –, et les voies qui y mènent. Elle le fait en particulier – et c’est ce sur quoi je voudrais insister ici –, par une herméneutique biblique, qu’on pourrait qualifiée de modèle d’interprétation au service d’une pratique libératrice, en plus d’être un modèle pour sa capacité à distiller la richesse et la portée toujours actuelle de textes millénaires, et à les faire éprouver, tant aux chrétiens et chrétiennes qu’aux non-croyants ou autrement croyants – comme s’ils nous étaient contemporains, et s’adressaient à notre génération – contrastant en cela avec le mépris si souvent affiché envers ce genre de textes, jugés du haut d’une modernité qui se serait émancipée des balivernes religieuses.
Le premier élément à retenir dans cette relecture, c’est qu’elle est précisément une relecture. Elle est une lecture seconde : on relit notre présent à la lumière de la Bible. Elle implique une lecture première, celle de la vie, fondamentale, sine qua non, sans laquelle la Bible perd son terreau fertile où plongent ses racines, la vie. Car elle est la clé de la Bible, l’esprit de la lettre, souffle créateur, libérateur. Ou encore distraire de l’essentiel. Car le premier livre où on peut lire la Parole de Dieu, comme le rappelait saint Augustin, c’est notre vie, c’est le monde où l’on vit, notre histoire à la fois intime et collective, indissociable de la société où l’on vit. Ouvrir la Bible, c’est s’engager au préalable à lire notre histoire, notre monde. Sans quoi, elle risque de se substituer à elle, d’être plaquée sur elle comme une chape, une gangue étouffante, comme on le constate dans les courants fondamentalistes, qui savent par cœur les versets bibliques, mais qui exhalent un relent de ranci.
Un autre élément à retenir de cette herméneutique, c’est quand on lit un texte, en l’occurrence la parabole du bon Samaritain (Luc 10,25-37) – comme le fait le pape pour éclairer le grand enjeu de notre temps qu’est la fraternité universelle –, il faut le prendre avec ses racines vivantes, avec le terreau qui l’a fait naître et porter du fruit. Cela se fait en le reliant à d’autres textes avec lesquels il est directement ou indirectement en dialogue pour en dégager les intuitions, la profondeur et l’amplitude du sens. Des textes qui, dans le cas de la parabole du bon Samaritain, peuvent lui être antérieurs de plusieurs siècles, comme la Genèse, le Lévitique, Job, contemporains ou même postérieurs, comme l’évangile et les lettres de Jean. Ces variations sur un même thème sur les cordes de l’histoire biblique font émerger des sonorités subtiles et insoupçonnées.
Mais l’élément clé de cette herméneutique exemplaire de François, la leçon qu’il faut absolument retenir d’elle, c’est que ce travail d’interprétation doit d’une manière ou d’une autre se faire à partir de la réalité des pauvres, comme les premiers destinataires et de ce fait comme la clé essentielle pour pleinement puiser la richesse mais aussi saisir l’exigence éthique, sociale, politique, économique qui en découle. L’Évangile sera toujours avant tout Bonne Nouvelle aux pauvres. Aussi faut-il se mettre à leur écoute, entendre leurs cris et leur souffrance. Être attentif à la situation des pauvres, à leurs besoins fondamentaux et à leurs rêves. Cette médiation, François l’applique à l’herméneutique biblique, mais aussi à sa réflexion politique, sociale et économique, qu’implique une encyclique sociale, à savoir autant dans le cadre de sa description de la réalité que dans ses diverses propositions d’action – c’est ce qui fait qu’elle dégage un tel parfum d’Évangile. Il opère un déplacement vers la périphérie, qui est aussi un dépouillement de ses prérogatives, une ouverture à l’interpellation des laissés-pour-compte, de ceux qui sont invisibilisés, rendus inaudibles, marginalisés dans la société et les grands médias. Appliquée à la relecture biblique, cette médiation engage à la suite des prophètes et du Crucifié-Ressuscité à faire apparaître et entendre le Dieu des pauvres, l’Évangile des pauvres.
La parabole du bon Samaritain
Le choix de la parabole du bon Samaritain pour éclairer la réalité du monde actuel et orienter l’action n’est pas anodin. Cette histoire racontée par Jésus oriente d’emblée le regard vers le lieu des pauvres et expose l’exigence humaine fondamentale, qui est au cœur de l’Évangile, d’être attentif aux plus pauvres, comme l’expression sine qua non de la foi en Dieu. Cette exigence absolue, à laquelle est subordonné le culte, est à même d’éclairer les fondements de l’agir social et politique au-delà de toute croyance religieuse, parce qu’elle « se présente comme la loi fondamentale de notre être » (§ 66). Que le héros de l’histoire pourrait être l’équivalent d’un athée et les adversaires des prêtres le souligne avec force. La parabole entraîne les lecteurs, comme ses premiers auditeurs, au cœur du problème crucial de la société, source d’exclusion et de domination, comme au cœur de la réponse à lui donner : notre déliaison avec la fragilité humaine, l’inattention aux pauvres, l’indifférence à leur égard, justifiées au nom de la loi, de Dieu, du rôle social. « Ce sont les symptômes d’une société qui est malade, parce qu’elle cherche à se construire en tournant le dos à la souffrance » (§ 65).
Or, face à la souffrance, à l’injustice, à l’exclusion, à la misère, qui défigurent le monde et notre humanité – autant que le rêve de Dieu –, la seule option, « c’est d’être comme le bon Samaritain » (§ 65) : de rétablir les liens, qui ont été rompus, et qui assurent « notre » humanité et pas seulement celle des victimes. Ne pas en faire la priorité, c’est être du côté de ceux qui en sont la cause, leurs complices. Il importe peu que la déshumanisation du monde soit masquée par l’écran du progrès, de la culture ou de la puissance.
Il n’y a pas de joie ni de bonheur possible, ni de culte véritable à Dieu, pour un croyant, sans assumer cette option. « La parabole nous montre par quelles initiatives une communauté peut être reconstruite grâce à des hommes et des femmes qui s’approprient la fragilité des autres, qui ne permettent pas qu’émerge une société d’exclusion mais qui se font proches et relèvent puis réhabilitent celui qui est à terre, pour que le bien soit commun » (§ 67).
Un contre-exemple
Il a fallu un décret de la cour, à la demande d’un plaignant, pour que François Legault recule, et exempte les itinérants de l’interdiction de circuler dehors imposée par le couvre-feu. Cette incapacité à juger par lui-même du bon sens d’une telle mesure – même après la mort tragique d’un Innu, Raphaël André, dans une toilette mobile où il avait décidé de passer la nuit pour se cacher des policiers – en dit beaucoup sur la déconnection du gouvernement de la réalité des pauvres. Il est ironique que celui qui s’est fait le maître d’œuvre de la loi sur la laïcité a joué le rôle du prêtre de la parabole du bon Samaritain. Cela dit une chose qui remet le sens de la laïcité sur les rails du vivre-ensemble : devant la souffrance et l’humiliation, la distinction croyants et non-croyants, laïques et religieux ne tient plus, ne reste « que deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre » (§ 70).
Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.
[1] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.