Les glaneuses. Jean-François Millet, 1857. Huile sur toile, 84 x 111 cm. Musée d’Orsay, Paris (Wikimedia).
1. Ruth, une travailleuse migrante et agricole
Martin Bellerose | 16 novembre 2020
Je vous propose ici un premier texte d’une série de trois sur le livre de Ruth. Nul besoin, que les trois textes se suivent ou de lire le premier pour saisir le deuxième etc. Les trois articles sont indépendants. Ce premier texte jette un regard sur la condition migrante, voir immigrante de Ruth.
Le texte biblique nous présente Ruth comme une Moabite. Rappelons-nous que ce peuple est, selon Genèse 19,36-37, descendant de Moab le fils que Loth eût avec sa fille ainée. On peut s’imaginer l’opinion que les Hébreux peuvent avoir sur ceux-ci. Bien qu’il s’agisse de « proches » parents des descendants d’Abraham, les Moabites, tout comme les Ammonites descendants de Loth et sa fille cadette, ne sont pas fils et filles d’Abraham. Le Deutéronome relève que jamais l’Ammonite et le Moabite n’entreront dans l’assemblée du Seigneur parce que traversant ces pays vers la terre promise, ils ne sont pas venus avec du pain et de l’eau devant les filles et fils d’Israël à leur sortie d’Égypte guidés par Moïse. Autrement dit, les Ammonites et les Moabites n’ont pas offert l’hospitalité aux Israélites lors de leur traversée du désert (Dt 23,4-5).
Le livre de Ruth raconte qu’au temps des juges il eut une famine en Israël (1,1). Ainsi, Élimélek, sa femme Noémi et leurs deux fils Mahlôn et Kilyôn ont migré dans la campagne du territoire des Moabites (1,2). Élimélek mourut (1,3) et plus tard ses deux fils (1,5). Noémi s’est retrouvée veuve avec ses belles-filles, veuves elles aussi. Après avoir entendu parler que la situation s’était améliorée en Juda, sa terre d’origine, Noémi décidât d’y retourner vivre. Noémi dit alors à ses brus : « Allez, retournez chacune chez sa mère. Que le Seigneur agisse envers vous avec fidélité comme vous avez agi envers les défunts et envers moi. Que le Seigneur vous donne de trouver un état chacune chez son mari » (1,8-9). Les deux femmes s’accrochaient à leur belle-mère ne voulant pas la quitter. Finalement, l’une des deux femmes quitta Noémi pour retourner dans sa famille mais l’autre se refusât de l’abandonner et dit à sa belle-mère : « Ne me presse pas de t’abandonner, de retourner loin de toi ; car où tu iras j’irai, et où tu passeras la nuit je la passerai ; ton peuple sera mon peuple et ton dieu mon dieu; où tu mourras je mourrai, et là je serai enterrée. Le SEIGNEUR me fasse ainsi et plus encore si ce n’est pas la mort qui nous sépare! » (1,16-17).
Cette femme prête à suivre sa belle-mère pour aller vivre dans le pays de cette dernière est nulle autre que Ruth la Moabite. Pour suivre sa belle-mère, elle accepte de devenir immigrante et de vivre comme veuve-orpheline-immigrante en Juda. Par le fait même, elle accepte la culture et les coutumes de ce peuple et aussi son Dieu. Elle a délibérément choisi de migrer et de vivre comme immigrante en terre de Juda.
Pour Noémi, ce retour en Juda n’est pas glorieux, pourtant son départ pour Moab l’était, dans une certaine mesure, alors qu’elle migra avec toute sa famille. Son retour est plus âpre, elle revient veuve et dépouillé. Le « rêve moabite » s’est éteint et le retour au pays d’origine prend des allures de défaite et sème de l’amertume. Ceux qui aujourd’hui ont vu leur rêve migratoire s’éteindre et qui ont dû retourner au pays d’origine sans le sous ou expulsés du pays où ils ont un jour immigré connaissent bien se sentiment de désillusion, d’échec et d’amertume.
Arrivées au temps de la moisson de l’orge (1,22), le glanage des champs devient une option de subsistance pour Ruth et sa belle-mère. Comme beaucoup d’immigrants aujourd’hui, Ruth développe une sorte de résilience, sa vie accommodée en Moab est chose du passé ; maintenant elle doit trouver comment faire concrètement pour survivre, pour ramener du pain sur la table, pas de temps pour le rêve « judéen », le confort, l’avancement social et les bons repas. Les nécessités du quotidien frappent dur. Tout ce qu’elle peut espérer c’est glaner dans un champ et ne pas être trop mal traitée.
Ruth a migré dans des conditions qui ne lui permettaient pas de se faire trop d’illusion. Imaginons-nous quelqu’un qui quitte son pays rempli d’espoir et d’illusion – et ce à tort ou à raison – et qui finalement doit mettre le tout de côté pour affronter un quotidien difficile. Son quotidien d’avant la migration en Juda n’était certes pas parfait mais certainement bien plus doux avec les siens en terre d’origine. Ceux qui croient améliorer leur sort en migrant et qui l’ont vu devenir « pire » qu’il était, il ne leur reste que des explications peu convaincantes pour expliquer voire, excuser leur départ, mais ce n’est pas le cas de Ruth. La Moabite n’a pas quitté son pays pour améliorer son sort mais pour accompagner sa belle-mère jusqu’au bout, dans la disgrâce, jusque dans son retour dans son pays natal.
Ruth n’avait pas d’illusions au départ. Elle deviendra travailleuse agricole à la manière de son époque et de l’endroit où elle a immigré. Chaque bien fait ne peut être que perçue par Ruth comme une bénédiction et c’est ainsi qu’elle fait son chemin dans le pays où elle a choisi immigrer. Un peu, peut-être, à la manière des travailleurs migrants, sans illusion, sans véritable espoir, juste le désir de passer à travers le quotidien.
Martin Bellerose est professeur à l’École de théologie évangélique du Québec (ÉTEQ).