Rahab, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Rahab, la femme de la muraille
Anne-Marie Chapleau | 2 mai 2022
Lire : Josué 2, 1-21 ; 6, 17-21
Il y a probablement autant de Rahab qu’il y a de points de vue sur elle. Tiens, pour une certaine morale bien-pensante et vertueuse, Rahab n’est qu’une prostituée. Cependant, si le texte dit en toutes lettres et à plusieurs reprises qu’elle l’est, il ne s’en émeut aucunement et ne la réduit pas à cela. On peut donc difficilement en faire le point focal de son identité.
La passe-muraille des opinions
Posons un second regard sur cette femme, celui de ses concitoyens. S’ils avaient pu lire ce que nous lisons, ils auraient vu en Rahab une fieffée menteuse doublée d’une traîtresse. Elle tenait leur sort entre ses mains ; elle aurait pu dénoncer les espions, les livrer aux hommes du roi, les sauver avec leur ville. Mais elle n’en fait rien ni n’éprouve le moindre état d’âme quant à leur sort. Si le texte ne retient pas ce point de vue, le retiendrons-nous? Rahab nous apparaît de plus en plus comme une passe-muraille des opinions trop vite conçues.
Peut-être pourrions-nous alors sortir du texte et faire enquête chez les historiens. Que diraient-ils de Rahab? Qu’elle est un personnage de papier dans une histoire qui n’a jamais eu lieu. Que le fameux mur n’existait pas à l’époque de sa soi-disant destruction. Que le massacre est né de la plume de l’auteur du texte. Nos âmes sensibles, une fois soulagées, se tourneront peut-être vers un exégète patenté qui leur expliquera patiemment que ce texte, théologiquement parlant, présente le visage d’un Dieu qui offre gratuitement à son peuple la terre promise, que la prise de la ville est décrite comme une grande liturgie, avec procession, prêtres et trompettes et que cela pointe vers un sens symbolique. Mais cette parenthèse hors du texte nous éloignerait quelque peu de Rahab…
Pourquoi ne pas nous mettre alors dans la peau de ses parents, de ses frères et sœurs et de leurs familles? Après tout, s’ils échappent au carnage, c’est bien grâce à elle, grâce au pacte qu’elle conclut avec les espions. Mais ils n’ont pas eu droit au chapitre. Ombres silencieuses apparaissant seulement dans les paroles de Rahab et dans le récit lui-même, ils pourraient aussi bien être intensément fâchés contre elle que débordants de gratitude. Après tout, c’est leur ville qui est sacrifiée dans l’affaire.
Le point de vue des deux espions nous serait-il moins hermétique? Peut-être, puisqu’on entend ce qu’ils disent à Rahab. Mais alors, il faut bien en conclure qu’ils ne sont pas tout à fait sûrs qu’elle mérite leur confiance. Ils définissent très clairement les termes de leur pacte avec sanctions à l’appui si jamais elle ne le respectait pas.
Qu’en dit la femme de la muraille ?
Il nous reste donc à examiner enfin le point de vue de la principale intéressée. On peut constater, en premier lieu, qu’elle agit de sa propre initiative : personne ne lui a demandé de cacher les espions, de mentir aux envoyés du roi et d’aider les délégués de Josué à fuir (Jos 2,4-21). À première vue, on ne sait pas trop ce qui la motive, mais le chat sort du sac quand elle fournit des explications aux espions (2,9-11). Elle se réclame d’un savoir mystérieusement acquis au sujet du Seigneur. Sa manière de dire « le Seigneur » fait de celui-ci un souverain universel qu’elle reconnaît implicitement comme sien tout en l’identifiant aussi au Dieu particulier des Israélites. Ne dit-elle pas « votre Dieu » (v. 11) au moment de rappeler toutes ses actions en faveur de son peuple? Mais elle a aussi conscience que la frontière qui délimite le peuple élu est poreuse ; elle peut se franchir. Et elle la franchit effectivement quand elle demande aux espions de garantir leur parole en jurant par le Seigneur (2,12). Elle, la femme de la muraille, la femme de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de la ville, devient ainsi une figure du passage vers le salut pour des étrangers. Le Dieu libérateur, en effet, traverse tout aussi bien les plus solides murailles et les mers oppressives (Ex 14) que les barrières entre les peuples. C’est peut-être bien parce qu’il se plaît avant tout à traverser jusqu’aux profondeurs des cœurs ouverts à sa Parole. Et alors tout devient possible : des étrangers s’ajoutent au peuple élu, une prostituée devient l’ancêtre respectée du grand roi David (voir Mt 1,5).
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).