Hagar, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Hagar ou quand une histoire est jouée sur deux scènes
Anne-Marie Chapleau | 7 mars 2022
Lire : Genèse 16, 1-15 ; 21, 8-21
Les deux chapitres du livre de la Genèse où apparaît Hagar, la servante égyptienne de Saraï (ou Sarah [1]), l’épouse d’Abram (ou Abraham), nous livrent un condensé des passions nocives qui peuvent s’emparer du cœur humain. Les fils de la jalousie, de la manipulation, du mépris, de la lâcheté et de la vengeance s’y entrecroisent pour former une toile opaque, une certaine « étoffe » humaine. Cette histoire serait un peu glauque si elle ne se jouait simultanément, et de manière radicalement différente, sur une deuxième scène, celle qui donne sens à la première.
Gn 16,1-15 : en ce temps-là, sur la « scène humaine »
Sarah en a assez d’attendre la réalisation de la promesse divine (Gn 12,2 ; 15,4). C’est maintenant qu’elle veut devenir mère, donner un enfant à son époux et réaliser ainsi la vocation que lui dicte sa culture. À défaut d’enfanter elle-même, elle utilisera sa servante pour qu’Abraham puisse engendrer un fils. Peu lui importe l’avis d’Hagar, qui n’est ici que l’instrument de son dessein. Mais elle n’avait pas prévu qu’elle lui offrirait ainsi l’occasion d’obtenir un avantage sur elle. Devenue enceinte, Hagar ne se prive pas de pavoiser et de mépriser sa vieille maîtresse dont les entrailles demeurent inexorablement scellées. Bien entendu, Saraï ne peut tolérer cet affront. Elle en tient Abram responsable et exhorte le Seigneur à trancher entre lui et elle. Après avoir manipulé sa servante et, dans la foulée, son époux, pourquoi pas aussi le Seigneur? Mais celui-ci loge ailleurs et demeure résolument silencieux, tandis qu’Abram bat prudemment en retraite et laisse sa femme décider de sort de son esclave. Maltraitée, Hagar recourt à ce qui lui apparaît comme la seule option possible, la fuite au désert.
Traversée vers l’autre scène
L’histoire bascule alors vers une autre dimension, vers cette scène cachée et mystérieuse où une oreille reste toujours à l’écoute des détresses. Pour la première fois dans ce récit, Hagar se retrouve devant un vrai interlocuteur qui la traite en sujet, lui pose des questions et l’invite en quelque sorte à faire le point. Devant l’ange du Seigneur, Hagar ne peut que dire la vérité : elle a fui sa maîtresse. Et le messager divin de l’encourager à retourner auprès d’elle et à lui être soumise. Cela peut étonner : le Seigneur se ferait-il complice de la domination sur une sans pouvoir? Cependant, l’ange ajoute aussi une promesse concernant l’enfant à naître et indique à sa mère le nom à lui donner : Yishma‘’el (Ismaël), c’est-à-dire « Dieu entend ». Et, en effet, explique l’ange, le Seigneur a bel et bien entendu la détresse de la femme et y a répondu. Contre toute attente, quelqu’un se soucie vraiment d’elle !
Un temps de relecture
On n’entre pas ainsi dans l’épaisseur du mystère sans en être affecté d’une manière ou l’autre. Hagar sent donc le besoin de relire cette expérience spirituelle impromptue. Quelqu’un d’autre la verrait donc vivre sa vie? Ce serait bien sa présence qu’elle aurait éprouvée? Elle l’aurait en quelque sorte vu? Dieu aura dorénavant pour elle un nom en phase avec ce qu’elle a vécu : El-Roï, « le Dieu qui me voit ».
Gn 21, 8-21 : retour à la scène humaine
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’histoire se répète. Sarah ressent à nouveau de la jalousie envers sa servante, cette fois-ci parce qu’elle perçoit en Ismaël un rival pour son propre fils Isaac, né entretemps. Elle réagit au quart de tour à ce sentiment obsédant et ordonne carrément à son époux de chasser sa servante et son fils. Dieu sait-il par expérience (voir 16,6) qu’il ne pourra pas compter sur Abraham pour s’interposer? On n’en sait rien ; en tout cas, il enjoint ce dernier à obtempérer au souhait de sa femme. Le voilà donc qui, dès le lendemain, chasse son propre fils et la mère de celui-ci. Si l’outre et le pain qu’il remet à Hagar peuvent soulager sa conscience, ils apparaissent bien dérisoires pour affronter le désert. Et, en effet, l’eau vient rapidement à manquer. Hagar ne peut se résoudre à voir mourir son enfant. En pleurs, elle s’en éloigne.
Là où Dieu entend
L’autre scène n’est pas dans un espace-temps alternatif, mais la profondeur même de la réalité. Là, Dieu entend toujours. Il entend même ce que nous lecteurs, laissés avec les pleurs d’Hagar, n’avons pas entendu, les cris de l’enfant. Et revoilà l’ange du Seigneur auprès d’Hagar pour la rassurer. Et Dieu répond en dessillant son regard, en renouvelant ses promesses pour Ismaël et, surtout, en devenant son vrai père car l’autre, pour l’instant, demeure empêtré dans le filet des passions humaines. Quant à Hagar, elle peut tout simplement être tournée vers son fils et vers son avenir.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).
[1] Les noms de la matriarche et du patriarche sont changés par Dieu au chapitre 17 (v. 5 et v. 15).