Le jugement de Salomon, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
L’une et l’autre : le jugement de Salomon
Anne-Marie Chapleau | 1er février 2021
Lire 1 Rois 3, 16-28
Rien ne permet à première vue de distinguer ces deux femmes. Elles sont toutes deux prostituées, habitent la même maison, ont chacune accouché d’un fils. Mais en fait, un abîme les sépare, creusé par la mort qui a emporté l’un des deux nourrissons au cours de la nuit. L’une et l’autre prétendent être la mère de l’enfant vivant. L’une et l’autre s’accusent de mentir. Elles feraient de bonnes candidates au jeu du « qui dit vrai »!
Mais, justement, qui dit vrai? La première, qui vient solliciter le jugement du grand roi Salomon et livre un récit touchant des événements? La seconde, qui conteste de toutes ses forces les affirmations de la première? Rien ne permet d’accorder plus de crédit à l’une qu’à l’autre! Pas de preuves, pas de témoins en âge de parler et bien sûr pas de tests d’ADN! Le seul élément vérifiable du récit de la première femme, c’est la mort d’un des bébés. Pour le reste, le doute est permis. Comment peut-elle décrire si précisément des événements arrivés à son insu pendant son sommeil? Les prétentions de l’une et de l’autre apparaissent en définitive parfaitement interchangeables, comme le fait bien remarquer le roi en les reprenant pour les placer en vis-à-vis. Comment distinguer la femme qui dit vrai de celle qui ment, alors que leurs énoncés sont si inextricablement semblables?
Et d’ailleurs, pourquoi sont-ils si semblables? Parce que les deux femmes parlent à partir du même désir : « avoir » l’enfant, le faire reconnaître pour sien, se l’approprier. Comment défusionner ces femmes engluées dans le « même » de leur parole et de leur convoitise? Comment faire resurgir la différence foncière qu’il y a entre la mère d’un vivant et la mère d’un mort?
Une parole pour trancher
Il faut quelque chose de tranchant pour opérer la séparation. Et Salomon, le grand roi sage, ordonne qu’on lui apporte une épée. On la lui apporte. Ainsi la nécessité de la séparation est-elle rendue visible.
Salomon donne un second ordre, en apparence terrible : « Partagez l’enfant vivant en deux… » (v. 25). L’enfant n’est pas partagé. L’épée, désormais inutile, disparaît du récit. C’est la parole elle-même qui opérera la séparation. Chez la vraie mère, elle s’enfonce dans la chair et réveille un désir d’un tout autre ordre : pas celui d’ « avoir » l’enfant, mais celui qu’il vive! Elle quitte son obsession d’obtenir gain de cause, ne se regarde plus elle-même. Elle ne se sent plus dépossédée d’un « objet » auquel elle aurait droit. Une seule urgence lui laboure les entrailles : qu’il vive, quitte à le perdre pour elle-même : « Qu’on lui donne l’enfant vivant » (v. 26).
Chez l’autre femme, la parole ne se heurte à aucun désir de vie. Son enfant est déjà mort et sa disparition a enseveli ses entrailles sous une amertume opaque comme un voile de deuil. S’il n’y a plus d’espoir de pallier le manque par la possession d’un « objet », eh bien! que celui-ci disparaisse pour ne pas que sa rivale puisse en jouir : « partagez »! (v. 26).
Les entrailles ont parlé. Salomon sait entendre ce qu’elles disent. Il fait redonner l’enfant à sa vraie mère. Ce jour-là, celle-ci n’a pas « accouché » de son enfant, mais elle l’a enfn mis au monde!
Le mot de la fin
Le dernier mot appartient au peuple, qui se révèle être au moins aussi sage que Salomon. Israël reconnaît, non pas directement la sagesse de Salomon, mais la présence en lui d’une sagesse divine (v. 28). Les ennuis commenceront pour Salomon le jour où il oubliera le lien intime qui l’unit à son Seigneur et cèdera lui-même à ses propres convoitises. Mais ça, c’est une autre histoire.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).