Les filles de Çelophehad, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Tirça et ses sœurs, gardiennes de la terre
Anne-Marie Chapleau | 4 janvier 2021
Lire : Nombres 26,33 ; 27,1-8 ; 36,1-12 ; voir aussi Josué 17,1-6
Les cinq filles de Çelophehad, Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirça, sont là debout, droites, fières et solidaires. Elles ont marché jusqu’à l’entrée de la Tente de la Rencontre pour présenter à Moïse leur requête (Nb 27,2-4) [1]. Les voilà devant lui, le grand Moïse, au lieu même où la Parole de Dieu peut résonner dans le monde des humains grâce à l’oreille de celui qui sait l’entendre. Aux côtés de Moïse se tiennent aussi le prêtre Éléazar, les princes du peuple et même toute la communauté. Il y aurait de quoi être intimidées. Mais non, elles doivent dire ce qu’elles ont à dire. Le domaine de leur père, son patrimoine, doit leur revenir. Elles l’exigent. Elles sont mues par la tranquille assurance d’être dans leur bon droit.
Elles savent que la terre appartient au Seigneur et à personne d’autre (Lv 25,23). Elles savent aussi que, pour lui, « avoir » c’est « donner », et que tout don est une bénédiction qui transmue en patrimoine relationnel ce que d’aucuns pourraient regarder avec convoitise – ce que, malheureusement bien des humains ne se privent pas de faire. La terre se transmet d’une génération à l’autre, d’un père à ses fils et de ceux-ci aux leurs. Ainsi la bénédiction divine traverse-t-elle le temps collée à la vie de ceux qui « gardent et cultivent » la terre (voir Gn 2,15). Et avec elle, un bouillonnement de vie qui devient héritage vital.
Tisser la vie
Mais il peut y avoir des trous dans la génération. Pour une raison ou l’autre, les fils espérés peuvent ne pas voir le jour ; ainsi pour Çelophehad, mort sans fils. Mais il avait bien cinq filles? Oui, mais la loi antique établit une transmission patrilénaire. Ainsi en est-il dans les sociétés qui, comme celle de la Bible, sont dominées par une idéologie patriarcale.
– Permettons-nous un grand soupir et poursuivons. –
Un trou, une maille qui glisse et des liens se détricotent. Certaines ramifications de vie se terminent en culs-de-sac, le patrimoine est dispersé ailleurs chez d’autres qui bénéficiaient déjà de l’usufruit des richesses divines. C’est un peu tout cela qu’entrevoient Tirça et ses sœurs. Elles veulent empêcher que se dissipe à jamais la vitalité de leur père, contrer l’effacement de son nom (27,4). Si elles veulent recueillir son héritage, c’est pour en protéger la jouissance pour leurs enfants. Leur parole est juste. C’est Dieu lui-même qui le dit à Moïse et comme la Parole du Seigneur fait loi, cela devient loi pour les générations futures (Nb 27,2-8).
Leur intervention se double, plus loin dans le livre des Nombres, de celle d’hommes de leur clan (36,1-12). Ils demandent à Moïse que les cinq sœurs épousent des hommes de leur propre tribu, ce que Dieu confirme comme étant sa volonté. On pourrait s’offusquer que des hommes se mêlent ainsi d’édicter les règles matrimoniales auxquelles devront se soumettre les femmes. On aurait raison d’y voir encore une autre manifestation du joug qu’impose aux femmes le patriarcat. Cependant, en se conformant à ce qui devient un ordre divin (36,11), les cinq sœurs tissent plus serrée encore la toile de vie de leur tribu et ajoutent à la trame des jours le fil d’or de la bénédiction divine.
Elles sont les gardiennes de la terre, de la mémoire et de la vie.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).
[1] Le livre de Josué présente une scène presque identique où cette fois les sœurs se retrouvent devant le prêtre Éléazar, devant Josué et devant les notables du peuple (Jos 17,1-6).