Dalila, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Dalila, ou « l’insoutenable légèreté de l’être »
Anne-Marie Chapleau | 2 novembre 2020
Lire : Juges 16, 4-21
En ce temps-là, il n’y avait pas encore de roi en Israël. Ce refrain scande les derniers chapitres du livre des Juges (17,6 ; 18,1 ; 19,1 ; 21,25), alors que la violence déferle de plus en plus sur Israël et que tout s’y dégrade. Tandis que le peuple cède de plus en plus à ses penchants idolâtres, ses chefs, qui devraient le remettre sur le droit chemin, se montrent eux-mêmes de plus en plus dégénérés.
Le douzième et dernier juge [1] en liste, Samson, en est un bon exemple. Son histoire, forte en rebondissements, s’étire sur quatre chapitres (Jg 13–16). Mené par ses passions, bagarreur et querelleur, il ne semble pas vraiment se soucier de jouer dignement son rôle.
Pour nous, l’intérêt du personnage tient au fait que son nom est indissociablement associé à celui de Dalila, sa compagne. Les artistes et créateurs ont vite repéré son intérêt pour personnifier la femme fatale, aussi belle que redoutable. Curieusement, cependant, le texte biblique où elle apparaît ne porte sur elle aucun jugement. Il raconte tout simplement le récit dont elle est une des protagonistes.
La voici donc au centre d’une intrigue dont elle ne cherche apparemment pas à se déprendre, instrument consentant des basses manœuvres des ennemis jurés d’Israël, les Philistins. Basses? À la condition bien sûr, comme lectrice ou lecteur, de prendre parti pour les Israélites et d’en faire les « bons » de l’histoire.
Le chat et la souris
Samson s’étant épris de Dalila, la voici rapidement devenue sa compagne. Entre eux s’engage alors un étrange chassé-croisé, une sorte de jeu du chat et de la souris dont on ne sait trop qui tient quel rôle.
Dalila semble mener le bal. Elle s’en tient tout d’abord à une stratégie grossière pour amener Samson à lui dévoiler le secret de sa force prodigieuse ; elle lui demande tout simplement de le lui révéler et de lui indiquer en plus le moyen de le maîtriser. Samson joue le jeu, feint de le lui dire, raconte n’importe quoi, accepte de se retrouver dans une position de pseudo-vulnérabilité, puis se débarrasse sans aucune peine des Philistins alertés par Dalila. Sans doute s’amuse-t-il de laisser entrevoir une victoire facile à ses ennemis pour aussitôt les en fruster. Sinon, pourquoi ne questionne-t-il pas sa belle sur la présence si opportune de Philistins cachés à portée de voix?
La scène se répète. Puis encore… Après trois échecs, Dalila décide de peaufiner sa tactique. Elle utilise un stratagème qui ne surprend guère chez une séductrice, le chantage amoureux. « Comment peux-tu dire que tu m’aimes quand ton cœur n’est pas avec moi ? » (16,15).
Le nazir [2] ne proteste pas, ne répond rien, mais la laisse revenir à la charge, jour après jour, inlassablement. Dalila est tenace, jusqu’à conduire le héros au bord de la crise de nerfs. Il craque et lui ouvre finalement « tout son cœur ». Il la laisse s’infiltrer au centre de sa personne, là où une alliance secrète le lie à Dieu. Cela signe sa perte. Il lui dit tout, qu’il est un nazir consacré, que sa force vient de sa chevelure jamais coupée (16,17).
On connaît la suite… Dalila lui rase les cheveux, appelle les Philiptins qui s’emparent de lui, lui crèvent les yeux, se moquent de lui jusqu’à la grande scène finale où il se rachète en les entraînant tous avec lui dans la mort, alors que s’effondre sur eux le temple qu’il vient de secouer (16,29-30).
S’exiler en périphérie
Son salaire reçu, Dalila a disparu de la scène. Certains diront que c’est normal puisque, après tout, elle n’est qu’un personnage secondaire. Mais il reste peut-être des choses à dire sur elle.
Qui est vraiment Dalila? Une mercenaire prête à tout pour de l’argent sonnant et trébuchant? L’incarnation d’un stéréotype tenace qui associe les femmes à la perdition des hommes, qui les réduit à leur terrible pouvoir de séduction? Une autre de ces femmes de la Bible dont la voix ne compte pas et qui se débrouille comme elle le peut?
Ou bien encore celle qui, dévoilant les failles du héros, pointe du coup le péril mortifère auquel s’expose toute vie vécue en périphérie d’elle-même? Une fois abaissée la « garde du cœur [3] », l’orgueil et la présomption imposent leur loi et le sanctuaire intérieur, délaissé, peut facilement être violé.
Paradoxalement, Dalia est peut-être, en creux, une figure de sagesse.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).
[1] Chef cumulant tout à la fois des fonctions politiques, religieuses, militaires ou juridiques, il est envoyé par Dieu pour sauver son peuple de ses ennemis.
[2]
Homme consacré au Seigneur dès avant sa naissance, le nazir devait respecter certaines règles, dont celle de s’abstenir de toute boisson alcoolisée (voir Jg 13,5).
[3] Les Pères du désert, moines solitaires des 3e-7e s., prêchaient une vigilance appelée « garde du cœur ».