Le martyre des sept frères. Jean-Baptiste de Vignaly, 1781. École nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris (Wikimedia).
La Mère Courage de 2 Maccabées
Anne-Marie Chapleau | 6 janvier 2020
Lire : 2 Maccabées 7, 1-41
Nous sommes entre 175 et 164 avant Jésus-Christ. Toute la côte du Levant est sous la domination du tyran seulécide [1] Antiochus IV Épiphane. Toute? Oui, toute! Le despote force l’hellénisation de la société juive et multiplie les persécutions. La Judée souffre, mais résiste. Le chapitre 7 du second livre des Maccabées présente l’histoire héroïque de sept frères et de leur mère qui refusent catégoriquement de consommer de la viande de porc, considérée impure par le judaïsme.
Un récit sans demi-teintes
Voici une histoire de cruauté et de courage, d’abus de conscience et de bravoure. Deux volontés s’entrechoquent, l’une parée des insignes du pouvoir, l’autre de la faiblesse d’un croire et d’une espérance. Le portrait qui en résulte joue dans les extrêmes… et ne manque pas de laisser un peu perplexe.
D’une part, les huit martyrs n’affichent pas le moindre doute sur la conduite à tenir. Leur résolution jusqu’au-boutiste n’est entachée d’aucune hésitation. On est loin du film Des hommes et des dieux qui relate avec retenue et nuance les déchirements intérieurs des moines de Tibhirine (Algérie), enlevés et assassinés en 1996 par des extrémistes islamiques. Le choix de ces Cistersiens de rester par solidarité avec le peuple algérien, malgré la menace qui gronde, survient au terme de questionnements à la fois lucides et crucifiants.
D’autre part, on pourrait se demander s’il vaut bien la peine de sacrifier sa vie pour respecter une prescription alimentaire. Pour un regard postmoderne et sécularisé, ça peut sembler tout à fait ridicule. Autre, cependant, est la perspective du texte. Pour les résistants du livre des Maccabées, c’est toute leur identité juive qui est mise en cause. Inscrite dans leur chair par la circoncision, elle se définit par leur relation primordiale avec YHWH, l’Alliance. Leurs pratiques alimentaires témoignent au quotidien de leur existence orientée par une Altérité. C’est par Dieu, le Tout-Autre, que « respire » la vie juive.
Une femme, une énigme
La mère voit ses fils subir l’un après l’autre les tortures les plus infâmes, puis mourir sous ses yeux. Elle ne bronche pas, elle ne flanche pas ; au contraire, elle les encourage à tenir bon jusqu’au bout. Comment peut-elle maîtriser le mouvement viscéral qui devrait la pousser violemment à implorer pour la vie de ses enfants? Comment ses entrailles qui ont porté tant de fois la vie peuvent-elles demeurer insensibles à son anéantissement? Ne devraient-elles pas se révolter au-delà de tout sentiment ou devoir religieux?
Le dernier recours du tyran
C’est bien sur un irrépressible instinct maternel que mise le despote. Il a épuisé autant les promesses que les menaces sans réussir à convaincre les jeunes Juifs de sauver leur vie. Les six aînés sont morts ; il reste le plus jeune. Sa mort, d’une certaine manière, consacrerait sa défaite. Sa volonté, même adossée à la force et à la violence, se fracasserait sur celle, plus résistante, de cette famille. Le voilà donc qui implore la mère de plaider auprès de son jeune fils sa propre vie. Elle feint d’y consentir.
Mais que disent les entrailles de cette mère?
Mais elle écoute une autre voix, celle de ses entrailles. Celles-ci la mènent, par la voie étroite du non-savoir, sur le seuil du mystère : « Je ne sais comment vous avez apparu dans mes entrailles ; ce n’est pas moi qui vous ai gratifiés de l’esprit et de la vie ; ce n’est pas moi qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. » (v. 22) Ses entrailles ne sont plus juste ses entrailles, ce sont les entrailles universelles qui ont nourri et mis au monde la fratrie totale [2] des fils et des filles d’Israël. Ce sont les entrailles du Créateur.
Il faut bien un « courage de femme [3] » pour descendre en ces profondeurs,
Un courage de femme pour entendre le murmure qui y sourd,
Pour discerner la voix ténue qui retourne la haine en tendresse,
Pour croire en sa promesse d’enfantements nouveaux,
Pour lui confier ses enfants.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).
[1] Les Séleucides sont les rois grecs de Syrie. Après la mort d’Alexandre le Grand, son empire a été divisé entre ses généraux, dont Séleucos. Les descendants de celui-ci lui succèdent sur le trône.
[2] Le symbolisme du chiffre sept renvoie à une totalité, à quelque chose de complet.
[3] Le texte, cependant, parle d’un « mâle courage » (2 M 7,21).