La prudente Abigaïl. Juan Antonio de Frías y Escalante, 1667. Huile sur toile, 113 x 152 cm. Madrid, Museo del Prado (Wikipedia).
Abigayil : finesse, sagesse et clairvoyance
Anne-Marie Chapleau | 4 novembre 2019
Au Premier livre de Samuel, l’histoire du futur roi David se mêle un instant à celle de Nabal, un riche propriétaire de troupeaux d’une région au sud d’Hébron. À cette époque, David est un chef de bande qui erre entre campagnes et déserts avec ses hommes.
Lire 1 Samuel 25,2-42
Ce pauvre Nabal n’a pas grand-chose pour lui. À sa naissance, ses parents l’ont affublé d’un nom qui veut dire « brute », « fou » ou « infâme ». Cela n’augurait rien de bon et, en effet, le personnage est dur et grossier. D’un caractère primaire et sanguin, il réagit sur le coup de l’émotion, sans peser les conséquences de ses décisions intempestives. Ainsi, il repousse du revers de la main les hommes de David qui lui demandent quelques vivres en échange de la protection qu’ils lui ont accordée. C’est sans compter la réaction de David, à vrai dire tout aussi épidermique que celle de Nabal. Vite, il part à la tête de quatre cents hommes armés jusqu’aux dents, bien déterminé à infliger à l’impudent les pires représailles.
Abigayil prend les choses en main
Par chance, une femme veille au grain : Abigayil, l’épouse de Nabal. Elle a reçu double part de l’intelligence et de la sagesse qui font si cruellement défaut à son mari. Alertée de l’arrivée prochaine de David, elle passe à l’action sans tarder. Sa stratégie est simple et directe : elle va faire face au danger. Elle fait préparer en abondance les vivres avec lesquels ses serviteurs iront à la rencontre de David et de ses troupes. Elle-même se met en chemin à leur suite. Les présents démontreront éloquemment la sincérité de ses excuses ; cela servira à apaiser la vindicte du fougueux chef. Le voici d’ailleurs qui arrive…
Il y a dans l’attitude d’Abigayil à l’endroit de David de quoi nous faire tiquer et égratigner notre sensibilité contemporaine. On se passerait des courbettes et de la déférence extrême qu’elle lui manifeste. Passons. Il y a plus dans cette histoire et Abigayil le perçoit bien.
Pour ne pas que soit piétiné l’essentiel
Elle discerne avec finesse l’enjeu réel de la situation. Il ne s’agit pas juste de sauver les gens de sa maison ou le patrimoine familial. David est à risque d’anéantir, en même temps que ses ennemis, les fondements même de sa mission royale. Il faut l’en empêcher avant qu’il commette l’irréparable. Il a un urgent besoin qu’une voix prophétique l’interpelle ; Abigayil sera cette voix. Elle lui rappelle les bienfaits du Seigneur à son endroit et les dons à venir. Mais surtout, elle lui parle avec éloquence de la bienveillance particulière dont l’entoure le Seigneur. Il est si proche, il le rejoint dans l’intimité de son être. Face à tes ennemis, lui dit-elle, ta nephesh, « sera ensachée dans le sachet de vie auprès du Seigneur ton Dieu » (v. 29).
Qu’est-ce donc, cette nephesh? Nous pourrions traduire ce mot hébreu par « âme », mais cela nous éloignerait du sens bien concret de l’hébreu : « gorge ». C’est plus juste, mais un peu obscur pour nous. La gorge, c’est l’organe de la soif, du désir. C’est l’être humain en tant qu’il est habité d’un désir extrême qui le tend vers Dieu. C’est sa vie même, mue par ce désir fondamental. À l’humain qui désire correspond la Présence qui accueille, ce Je-Suis qui se donne à connaître par sa présence (voir Ex 3,14), qui ensache toute vie dans l’écrin de son amour comme on le ferait du plus précieux trésor. En versant le sang par pur orgueil, David se serait substitué au Juste en se faisant justice lui-même et aurait piétiné l’essentiel.
La Sagesse s’est exprimée par la bouche d’Abigayil. David l’a entendue. Il se ravise. Il fait grâce pour ne pas briser l’élan divin de la Grâce.
Nous pourrions mettre ici le point final. Mais les esprits curieux voudront sans doute connaître la suite. Nabal, en apprenant ce à quoi il a échappé, meurt foudroyé par une crise d’apoplexie. David, encore ému par la clairvoyance d’Abigayil, en fait l’une ses épouses.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).