chronique du 7 octobre 2005
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Une histoire
d'eau La scène est située par l'auteur de l'évangile au tout début du ministère de Jésus, après les noces de Cana où leau a été changée en vin; après la rencontre, de nuit, avec Nicodème, un dialogue fort où il est question de naissance par leau et par lesprit; après la confession de foi de Jean le Baptiste qui baptise deau et annonce le baptême de lEsprit; avant la guérison de linfirme à la piscine de Beit-Hasda. Le contexte est donc un contexte « aquatique » : il fait résonance à la matrice, à la vie intra-utérine, mais aussi à la création, aussi au Déluge, à la traversée de la mer Rouge. Contexte de naissance.
Jésus est en Judée, lieu par excellence de la judéité, lieu de la fidélité au passé et à la foi, lieu de sa naissance. Mais, par rapport à la Galilée, c'est aussi cest une province autre, une terre étrangère située au-delà des montagnes. Face aux ragots, il séloigne; il veut rentrer chez lui, en Galilée
L'expression grecque qui dit qu'il devait « traverser à travers » insiste par cette redondance auditive sur la notion de passage, de naissance, de passage à la vie. La Samarie : une région de montagne traversée par des vallées profondes; les changements daltitudes y sont assez brusques. On y trouve des cultures de montagne selon les possibilités dirrigation: oliviers, orge, pâturages. C'est aussi une région où l'on croit au Dieu Un autrement. Quand l'évangéliste indique que Jésus doit traverser la Samarie, il indique aussi qu'il doit traverser un passage, une situation provisoire mais qui peut être difficile et fatigante, où tout nest pas conforme à lordre mais où la différence a déjà été au travail.
Le décor est planté: il va se passer quelque chose près de Sychar, dont la racine hébraïque signifie senivrer, enivrer, faire boire. Serait-ce vraiment là un hasard? À propos du champ de Jacob, voir Genèse 33,18-20 et Jos 24,32. Joseph, qui était l'ancêtre du royaume d'Israël, devenu plus tard la Samarie, était très vénéré par les Samaritains. Ce puits n'est pas mentionné dans la Bible, mais il est bien identifié par la tradition. Il est très profond et son eau alimentée par une source permanente est toujours fraîche. Le puits est lieu de rencontre et dans la Bible cest le lieu où se sont noués les premiers liens de mariage, de noces, entre Isaac et Rébecca, Jacob et Rachel, Moïse et Cipora Cest un lieu de promesse, dengagement, dalliance, de rencontre du masculin et dun féminin, dannonce de postérité, davenir, de naissance. Le lieu de la scène est aussi un lieu de référence aux pères et au patriarche préféré des Samaritains, Joseph, lenfant de Jacob qui a souffert, qui a été rejeté mais qui a été capable, en restant en relation avec Dieu, de construire lavenir, de protéger son pays et de rendre la vie aux siens. Et cest aussi un lieu un peu à
lécart, qui demande quon sy rende, mais près
de la ville, donc pas hors datteinte. Dans cette traduction du texte résonne l'évocation de Exode 2,15 : Moïse sasseyant sur la margelle du puits. Chez Jean la figure de Moïse est importante : à la fois Moïse est celui qui a su pré-voir Jésus (Jn 5,46 : Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car cest de moi quil a écrit) et il est celui qui incarne la Loi (Jn 1,17 : Car la Loi fut donnée par lentremise de Moïse, la grâce et la vérité advinrent par lentremise de Jésus Christ.) Du puits à la source Un symbole riche et prometteur donc. Mais À ce stade de l'histoire, au verset 6, le texte ne porte pas le mot puits, mais le mot source De manière symbolique, la source est le lieu de leau vive qui régénère. Cest leau dans laquelle Jean-Baptiste et les disciples de Jésus baptisent. Au sens figuré, le mot signifie aussi le ruissellement des larmes. Et au bord de cette eau vive, un Jésus
fatigué, affamé et assoiffé. La fatigue apparaît
bibliquement souvent en lien avec le manque: désert, manque de
manger et de boire. La sixième heure : Une heure impossible pour aller au puits! Aucune femme ne peut aller au puits en pleine heure de midi : il fait trop chaud, cest lheure du repas, cest lheure où tout sarrête. Et cest lheure du début du Calvaire à Golgotha, lheure où Jésus naura pas deau à boire mais du vinaigre. Le moment de la rencontre est le moment le plus inattendu de la journée. Cest aussi le plus dangereux. Celui où lon risque sa vie parce la lumière est trop vive, la chaleur trop grande, la soif trop intense. Avant que la première parole ne soit échangée, l'évangéliste nous a déjà beaucoup appris sur les limites, les besoins, les désirs et les espoirs en jeux:
Moment de rupture : un homme parle à une femme, un juif à une samaritaine. La rupture est d'autant forte quils sont doublement étrangers lun à lautre. Moment de désir encore : désir dentrer en dialogue avec quelquun de tout autre, désir de rompre la solitude, le silence, le non-dit. Moment d'intimité: Apparemment il ny a pas de témoins pour la scène qui se passe dans la stricte intimité, entre lui et elle. Et la femme répond, malgré les différences visibles entre eux : elle voit bien sûr quil est un homme et elle voit aussi quil est juif. La sagesse voudrait quelle ne lui parle pas, quelle lignore. Quelle garde les distances avec celui qui est non seulement étranger mais encore une ennemi potentiel à double titre : en tant quhomme et en tant que juif. En tant que femme, elle na pas à offrir quoi que ce soit, même pas lhospitalité, à un homme et surtout pas à un juif. Mais non, elle répond! Le dialogue sinstaure à cette condition. Jésus ouvre le dialogue, mais que pourrait-il faire si elle se taisait ou passait son chemin? Mais non! Elle ose le rejoindre dans ce dialogue en marge de la source, sur la margelle du puits. Étranges et étrangers lun à lautre, ils se cherchent dès les premiers mots, lui, juif errant qui rentre chez lui pour fuir les racontars, elle, femme et samaritaine, au comportement incongru Et le désir est là, encore. Le texte exprime trois besoins fondamentaux : boire, manger, dialoguer. Pour le manger, une voie collective et sociale, les disciples dans la ville. Pour le boire, une démarche individuelle et intime. Et le dialogue qui s'établit autour d'un désir vital. Une femme entend, à travers le désir d'eau, le désir de dialogue. Elle aurait pu ne pas répondre. Elle aurait pu répondre par oui. Elle aurait pu se contenter de lui tendre le récipient plein d'eau. Mais elle entend son désir de dialogue, elle entre dans son désir en répondant par une question. Qu'est-ce qui, mieux qu'une question, ouvre un dialogue?
De la source au puits Lui il parle du bord de la source, et il parle deau vive. Elle elle parle de seau et de puits, elle parle de profondeur. Le déplacement important du texte, suscité par la mise en dialogue de Jésus, vient de la femme. Jésus, en lui demandant du vital, a rompu une limite et du coup elle est confrontée à ses propres limites : comment trouver de leau vive dans les profondeurs? Histoire de limites imposées, franchies ou à franchir : elle a quitté son foyer à une heure limite, elle a fait le déplacement vers ce lieu en marge, à la limite, de la ville, et un inconnu est assis dans une région en marge, à la limite du judaïsme. Leau de source, l'eau vive, fait vivre et renaître. Elle permet les cultures. Elle permet les ablutions et les purifications. Mais elle peut aussi apporter la mort, elle peut emporter dans les flots. Le puits offre l'eau des profondeurs de la terre, là où leau est inaccessible. Mais elle est non jaillissante. Symboliquement elle n'est pas une eau vive. Et le puits qui donne de leau peut aussi être source de mort, on peut tomber dans ses profondeurs. Pour la femme pourtant au fond du puits coule de l'eau vive. Pour elle, leau du fond du puits dont elle est lhéritière est porteuse de vie. Mais pour accéder à leau au fond du puits, il faut tous les jours sépuiser à puiser pour vivre et il faut un contenant pour la recevoir. À partir de ce moment, elle nest plus une femme parmi les autres. Quand elle se laisse déplacer intérieurement, mais elle devient LA samaritaine, LA femme qui dans sa quête est mise en route. LA femme qui ose croire quau plus profond de son être, il y a de leau vive. En même temps, elle se défend contre cette intrusion dans son intimité, contre ce glissement de sens de sa vie. Mais elle le fait tout en restant en dialogue, puisquelle répond par une nouvelle question. Une question pourtant aussi décalée que laffirmation de Jésus: Tu serais plus grand que notre père Jacob? pour faire quoi? Pour donner à boire? Ou pour donner quoi? Toute la souffrance de sa non-vie en tant que femme est exprimée dans la violence des non-dits de sa réponse: Jacob a bu, il a fait boire ses fils, il a abreuvé ses bêtes. Mais que sont devenues dans la mémoire, dans l'histoire, les filles de la tribu? Et Dina? Et moi, fille de Jacob? Penses-tu être plus grand que Jacob qui ne sest pas occupé de ses filles? Elle entre dans un dialogue dont les enjeux sont vitaux et qui touchent les profondeurs de sa vie de femme : parler ce de qui est enfoui tout au fond de lhistoire, de lhistoire de chacune des descendantes de Jacob. Briser le silence, parler de ce désir deau, de ce désir de vivre. Faire remonter ce qui est au fond et en faire une source de vie. Trouver tout au fond de son être de quoi apaiser sa soif de vie.
Fais-moi boire de leau vive pour que je nai plus à muser les mains pour aller chercher la force de vie au fond de mon puits. Fais jaillir la source pour moi pour que je nai plus besoin de venir ici. La femme nest pas stupide, tout le dialogue le montre. Elle sait donc quelle aura encore à puiser leau. Mais elle naura plus besoin de venir « ici », à la source- puits à la limite de la ville, en marge des autres, à la margelle, à une heure limite. Plus besoin de chercher les ressources en dehors du temps et de lespace, la source de la vie sera au cur même de sa vie.
Nous sommes toujours dans la poursuite du dialogue entre source et puits et non pas dans lémergence dun discours moral. Comme il était question de sa vie de femme, que le dialogue l'a rejointe au plus profond de sa soif de vivre, il est normal que le dialogue continue dans lintimité de sa vie de femme, de sa quête damour. Et elle n'en est pas choquée. Et sans doute pour la première fois de sa vie, elle est capable de voir que les relations conjugales ou maritales quelle a eu avec les hommes, quelles aient été voulues ou imposées, ne lui ont pas apporté le ressourcement quelle cherchait. Elle reconnaît quelle est seule. Elle parle la clairvoyance de Jésus, qui lui a permis de voir dans l'image de leau vive le reflet de sa vie.
Après le dévoilement de la femme, Jésus à son tour est confronté à son intimité par la femme. Elle ne sarrête pas à ses paroles provocatrices sur le salut qui vient des juifs. Alors quelle pourrait recevoir le flux de paroles de Jésus comme un affront arrogant et raciste envers les samaritains, elle ne se laisse pas entraîner dans des polémiques violentes autour de la supériorité raciale. Comme Jésus avant elle, elle dépasse son discours. Elle perçoit que derrière ce flot de paroles pontifiant et obscur, il tente de dire une chose essentielle et fondatrice. Alors elle le touche au plus profond de son être en lui parlant depuis ces profondeurs auxquelles elle vient de puiser leau de vie: « Je sais que le Messie, celui qui est appelé christ, va venir. Quand celuilà viendra, il nous annoncera tout.»
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